Pierre Singaravélou : « L’histoire de l’empire colonial français ne saurait s’écrire aujourd’hui autrement que collectivement »

Pierre Singaravélou, historien spécialiste des empires coloniaux, s’entretient avec nous à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Colonisations. Notre histoire » (Seuil) qu’il dirige aux côtés d’Arthur Asseraf, Guillaume Blanc, Nadia Yala Kisukidi et Mélanie Lamotte. Une synthèse monumentale sur l’histoire mondiale de l’empire colonial français. Rencontre.


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Vous écrivez ceci : « Le passé colonial aura comme nul autre enfiévré le débat public […] et nourri les tensions identitaires et mémorielles. » Quel est le positionnement de l’ouvrage dans ce débat ?

Le passé colonial est sans doute la question historique la plus incandescente dans le débat public en France. Il suscite la plupart du temps, dans les arènes médiatiques et politiques, des positions caricaturales défendues par des « experts comptables » de l’histoire. Ces commentateurs dressent un bilan positif ou négatif de la colonisation française afin de promouvoir leur vision idéologique. Cette approche ne présentant aucun intérêt scientifique, nous avons proposé dans ce livre de changer radicalement de perspective, en adoptant à la fois le point de vue des colonisateurs et celui des populations colonisées, tout en abandonnant la perspective métropolitaine au profit d’une histoire par le bas, au plus près des interactions sociales. Dès lors, il ne s’agit pas d’exacerber la concurrence entre différentes mémoires collectives, mais d’écrire un récit commun qui permette de mieux comprendre les ressorts de la domination coloniale et ses limites.

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Le découpage de l’ouvrage part de la période contemporaine pour s’en éloigner peu à peu. Pourquoi avoir choisi d’agencer cet ouvrage à rebours chronologiquement ?

L’histoire traditionnelle de l’empire colonial français est une histoire linéaire et évolutionniste qui relate de manière anthropomorphique la naissance de l’empire, son développement, son apogée, puis son inéluctable affaiblissement, et enfin sa disparition. Pour nous affranchir de cette vision déterministe et téléologique de l’histoire coloniale française, nous avons renoué avec la démarche historienne en revenant au fondement même de sa méthode : poser des questions au passé depuis le présent, en remontant progressivement le fil du temps. La première partie, sur le temps présent, montre ainsi dans quelle mesure certains phénomènes comme l’immigration, les interventions militaires de la France à l’étranger, ou encore la francophonie possèdent ou non une dimension coloniale. La deuxième partie aborde les décolonisations. La troisième partie se concentre sur l’empire colonial du début du xixe siècle aux années 1930, tandis que la quatrième partie présente la période moderne (du XVIe au XVIIIe siècle). La dernière partie s’intéresse aux sociétés à la veille de la colonisation.

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Dans cet ouvrage, vous défendez une histoire qui regarde le fait colonial « en face », c’est-à-dire à travers les yeux des colonisés et des colonisateurs. Quelles sources mobilisez-vous pour dépasser le seul regard européen ?

Les deux cent soixante-huit contributeurs ont chacun apporté à leur manière une réponse à cette question fondamentale, mais qui n’est pas récente. Dès le xixe siècle, des savants, qu’ils soient coloniaux ou autochtones, considèrent qu’il faut inventer d’autres corpus de sources et utiliser de nouvelles méthodes, comme l’archéologie et l’histoire orale, afin de battre en brèche l’idée que les sociétés sans écriture ne possèdent pas d’histoire. De plus, l’histoire sociale des populations colonisées a permis de poser de nouvelles questions aux archives dites coloniales, en interrogeant le silence des sources ou le rôle des intermédiaires autochtones par exemple. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons souhaité associer de nombreux chercheurs étrangers – notamment issus des anciennes colonies –, qui formulent de nouvelles hypothèses et mettent au jour de nouvelles archives en langue vernaculaire. Ainsi, l’histoire de l’empire colonial français ne saurait s’écrire aujourd’hui autrement que collectivement, avec des historiennes et des historiens du monde entier.

Vous ancrez cette étude du fait colonial dans le temps long. Selon vous, en quoi cela permet-il de se distancier du point de vue européo­centré ?

La quasi-totalité des ouvrages d’histoire coloniale débute avec la colonisation et s’achève avec les indépendances. Mener cette recherche sur un temps plus long nous permet d’abord de comprendre que les indépendances ne correspondent pas forcément à la disparition d’une relation de domination. La longue durée offre également la possibilité d’identifier les continuités entre ce qu’on dénomme le premier empire colonial (moderne) et le second empire colonial (contemporain). Elle permet en outre de nous départir du grand récit de la « modernisation » de la planète sous la tutelle européenne à partir du xviie siècle. En effet, en remontant le fil du temps, on s’aperçoit que l’intrusion française intervient alors que les sociétés asiatique, africaine, américaine et océanienne sont animées par des dynamiques extrêmement diverses. On y trouve des formes de mondialisation, d’expansionnisme et de « modernité » qui précèdent la mondialisation impériale française et britannique. Nous pouvons ainsi remettre la colonisation européenne à sa juste place, c’est-à-dire celle d’un moment – certes souvent déterminant, mais la plupart du temps relativement court – dans l’histoire longue de ces sociétés.

Pierre Singaravélou, Guillaume Blanc et Nadia Yala Kisukidi. Colonisations : une histoire commune. Rencontre modérée par le journaliste Thibaut Sardier (Libération), suivie d’une signature le 26 septembre, au mk2 Bibliothèque, à 20 h

tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi, porteur carte UGC/mk2 illimité : 9 € | − 26 ans : 5,90 € | séance avec livre : 35 € • Colonisations. Notre histoire, collectif (Seuil, 720 p., 35 €)