Clotilde Leguil : « Christine Angot fait de l’inceste une question politique »

Dans le documentaire « Une famille », Christine Angot part à la rencontre de sa belle-mère, de sa mère et de l’un de ses anciens compagnons pour les confronter à leur silence autour de l’inceste dont elle a été victime. On a montré le film à Clotilde Leguil, psychanalyste, philosophe et autrice de « Céder n’est pas consentir » et « L’Ère du toxique ».


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Christine Angot : « Pour une fois, la porte s’ouvre »

Christine Angot a déjà publié des ouvrages sur l’inceste que lui a fait subir son père pendant son adolescence. Qu’est-ce qu’un film documentaire apporte ?

À travers cette enquête, Christine Angot me semble véritablement faire de l’inceste une question politique. La famille est une institution et, si l’inceste se produit dans une famille, c’est aussi l’institution qui est responsable de ce crime. Ici, Christine Angot montre comment chaque membre de la famille – en particulier la belle-mère, mais d’une certaine façon aussi sa mère – a consenti au silence. Le passage de l’écriture au documentaire apporte cette dimension collective et nous immerge dans cette histoire du silence.

La belle-mère s’est tue parce qu’elle ne voulait rien savoir, la mère s’est tue parce qu’elle n’a pas vu autre chose qu’une cassure entre elle et sa fille, son compagnon s’est tu comme si remontait en lui le silence auquel l’a condamné le viol qu’il a lui-même subi enfant. La caméra vient s’approcher de ce déni et lui donne la dimension d’un fait historique. Les propos de son avocat m’ont d’ailleurs frappée par leur justesse [attaquée par sa belle-mère pour violation de domicile, Christine Angot consulte son avocat et décrit leur conversation dans le film, ndlr]. L’histoire de Christine Angot n’est pas seulement son histoire, sa petite histoire intime, c’est devenu un pan de l’histoire. Christine Angot a hissé la transgression de l’inceste au rang d’une véritable faille de la civilisation. Elle a montré par son écriture, mais aussi maintenant via le documentaire, que l’inceste concerne l’espace public et est donc une question institutionnelle et politique.

Dans le film, Christine Angot se confronte à sa belle-mère et la reprend sur l’utilisation d’un verbe : oui, elle a écrit sur l’inceste mais non, elle n’en a jamais parlé. Comment analyser cette nuance ?

Elle est fondamentale. La belle-mère s’adresse à elle comme si Christine Angot avait pu en parler ici et là, avec n’importe qui. Non, elle n’en a pas parlé comme on parlerait dans une conversation courante. Écrire, ce n’est pas en parler mais affronter l’indicible du réel, tenter de dire par l’écrit quelque chose du trauma. Le psychanalyste Jacques Lacan dit dans son séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse que « la prohibition de l’inceste est la condition pour que subsiste la parole ». Cela veut dire que la transgression de cet interdit est aussi l’anéantissement de la parole. C’est pourquoi on ne peut pas en parler. Mais ce dont on ne peut pas parler, il ne faut pas pour autant le taire. C’est ce qu’on tente de faire en analyse, de dire, au-delà même de ce qui est venu nous couper la langue. Dans l’écriture ou le tournage d’un documentaire, je crois que Christine Angot affronte aussi cet indicible.

Christine Angot corrige aussi sa belle-mère quand cette dernière lui dit que sa belle-fille a « eu une relation » avec son père. Pourquoi est-elle si attachée à la signification de chaque mot ?

On voit dans la formulation de la belle-mère le déni même de l’inceste. Christine Angot n’a pas « eu une relation » avec le mari de sa belle-mère, elle a été violée par son père. Pour se sortir de l’innommable, il faut pouvoir trouver des mots pour s’en extraire. Des mots qui vont cerner cette « chose » qu’on ne peut pas dire. Chaque mot est comme un point de suture qui viendrait recoudre ce qui s’est ouvert mais n’aurait pas dû s’ouvrir. Le mot juste est celui qui permet de nommer le réel de façon digne. Là où s’est produit quelque chose qui a mis le langage en péril, pouvoir nommer permet de faire en sorte que l’élément traumatique perde en nocivité.

Une séquence est extrêmement violente : on voit Christine Angot invitée chez Thierry Ardisson en 1999 pour l’un de ses romans évoquant l’inceste qu’elle a subi. Elle finit par sortir du plateau tant les chroniqueurs sont désagréables…

Cette scène où Christine Angot se voit raillée, moquée, malmenée au nom du divertissement obligatoire témoigne aussi du fait que, dans ces années-là, on ne voulait rien savoir de l’inceste dans les médias. En même temps, j’ai été frappée par sa position extrêmement décidée et digne. L’autrice ne se laisse pas faire et quitte le plateau en disant que cela ne l’« amuse pas ». Elle indique que c’est leur jouissance à eux, de rire de l’inceste, pas la sienne.

À la fin d’Une famille, Christine Angot a une conversation avec sa fille, Léonore, qui lui dit : « Je suis désolée que cela te soit arrivé. » Cette phrase produit comme une révélation chez elle, pourquoi ?

Cette phrase la percute et fait événement parce que personne ne lui avait jamais dit cela. Elle introduit la dimension de la contingence dans l’existence. Léonore s’est aperçue, un jour, que cet inceste – qui fait aussi partie de sa vie à elle, en tant que fille de Christine Angot – est quelque chose qui aurait aussi pu ne pas lui arriver. C’est un événement tragique, une mauvaise rencontre avec un homme qui a détourné la fonction de père pour abuser de l’enfant.

À mon sens, cette phrase fait coupure avec le destin. « C’est arrivé » mais « cela ne dépend pas de toi », lui dit Léonore entre les lignes. Au fond, cette phrase introduit un espace entre l’être de Christine et l’inceste commis par son père. Et puis, elle est l’antidote à une autre phrase, celle de la belle-mère qu’on entend au début du film : « J’ai de la peine pour toi. » Une façon de dire qu’elle a pitié mais aussi qu’elle n’est pas concernée. La phrase de Léonore vient faire antidote à ce toxique du silence. Elle agit comme une bonne rencontre pour Christine Angot. Lorsqu’on fait une analyse, on rencontre aussi des phrases, des interprétations que l’analyste nous adresse et que personne ne nous avait jamais formulées ainsi. C’est cela qui change notre rapport à la vie. À ce titre, la fin du film nous cueille de façon saisissante.

Cette conversation avec la fille, après la belle-mère, la mère et les anciens compagnons, boucle aussi la boucle de la famille du titre…

Tout au long de ce film, Christine Angot s’interroge sur ce qu’est une famille. De quelle « famille » parle-t-on ? Il y en a deux, celle dont elle vient et celle qu’elle a créée. Les deux se chevauchent puisque la seconde porte la marque de l’héritage impossible, obscur et indicible de l’inceste. Les images d’archives de l’enfance de Léonore que l’on voit dans le film font résonner cet héritage. Christine Angot est elle-même devenue mère et elle a eu à s’arracher aux effets d’anéantissement subjectif de l’inceste pour pouvoir entrer à nouveau dans la parole, dans la transmission, dans la vie.

« Judith Godrèche ou Vanessa Springora deviennent les autrices de leur histoire, alors qu’elles se sont senties capturées par la réalisation ou la littérature d’un autre. »

 On voit beaucoup de femmes aujourd’hui s’emparer de la création artistique pour parler de l’emprise et des violences qu’elles ont subies. Comment articulez-­vous cela avec la psychanalyse et ces démarches sont-elles complémentaires ?

Il y a une façon de tenter, par la fiction, de dire quelque chose du réel. Mais, bien souvent, on voit qu’il a d’abord fallu en passer par la psychanalyse pour reprendre pied. La psychanalyse permet un certain traitement du réel qui peut ouvrir la voie à la création. Celle-ci traduit la nécessité pour certaines, comme Judith Godrèche [qui a porté plainte contre les réalisateurs Benoît Jacquot et Jacques Doillon pour viol sur mineur, ndlr] ou Vanessa Springora [qui a raconté dans le livre Le Consentement l’emprise qu’elle a subie de la part de l’écrivain Gabriel Matzneff], de devenir les autrices de leur histoire, alors qu’elles se sont senties capturées par la réalisation ou la littérature d’un autre.

Geneviève Sellier : « L’étape qui manque pour que le mouvement MeToo en France soit irréversible, c’est la solidarité des hommes. »

Le mouvement MeToo a commencé dans le milieu du cinéma en 2017. Sept ans plus tard, on a le sentiment que rien n’a bougé, ou si peu, dans le cinéma français. Sommes-nous réellement à un tournant aujourd’hui ?

Je crois que oui. Le mouvement est d’abord né aux États-Unis. Ce qui arrive au cinéma français pose aussi de nouvelles questions sur ce qu’est le cinéma. Est-ce qu’au nom de la création on a le droit de mettre la main sur les corps et d’en abuser ? Est-ce qu’une actrice sera meilleure parce qu’elle sera le pur objet de jouissance du réalisateur ? Vouloir susciter le désir de l’autre, est-ce la même chose que se voir forcée à obéir à l’imposition de jouissance ? Peut-être que ce qui se passe aujourd’hui va pouvoir nous permettre de réfléchir à ce qu’est l’amour et ce qu’est la création, et à faire le distinguo entre une relation perverse qui détruit l’autre et une relation amoureuse, passionnelle, vivante et quelquefois aussi pleine de tourments qui peut s’inscrire dans une histoire.

Les représentations de l’inceste au cinéma et dans les arts vous paraissent-­elles avoir joué un rôle dans l’omerta qui a longtemps régné sur les violences sexuelles ?

Le cinéma des années 1980 est aussi fils de son époque. Les années 1970 sont celles de la libération sexuelle, et celle-ci comporte un point aveugle, celui du consentement. Le slogan « jouir sans entraves » a pu s’apparenter à un message de libération, mais contient en lui-même ce point aveugle. La jouissance n’est pas nécessairement le désir, c’est ce que montre Lacan. La jouissance qui fait effraction dans le corps d’un enfant ou d’une jeune fille vient aussi anéantir le désir. L’un des grands enjeux de la littérature et du cinéma du xxie siècle sera d’ailleurs, selon moi, de nous aider à penser la différence entre l’énigme de l’expérience amoureuse et la question de l’abus. Et de ne pas prendre pour de l’amour ce qui est de l’ordre de la perversion.

Une famille de Christine Angot, Nour Films (1 h 22), sortie le 20 mars.