Décryptage : le cinéma peut-il sauver l’hôpital ?

Tandis que l’hôpital semble n’avoir jamais repris son souffle depuis la crise sanitaire, l’agenda cinématographique nous gratifie cette saison de plusieurs documentaires sur le sujet : « Averroès et Rosa Parks », puis « La Machine à écrire et autres sources de tracas », signés Nicolas Philibert ; « Madame Hofmann » de Sébastien Lifshitz ; « État limite » de Nicolas Peduzzi. Que révèlent-ils de la situation et que peut le cinéma à cet endroit ?


S’il n’est pas nouveau que le cinéma documentaire s’invite à l’hôpital public français, au moins depuis Urgences (1988) de Raymond Depardon, force est de constater qu’il y intensifie ses visites. Au point que l’hôpital en devient un sujet prisé, grand thermomètre qu’il est de l’état de nos corps et donc de notre société. L’hôpital est en effet devenu un grand enjeu de société, au centre de tous les débats, depuis la crise du Covid-19. Madame Hofmann de Sébastien Lifshitz et État limite de Nicolas Peduzzi, respectivement en salles les 10 avril et 1er mai (lire p. 64), prennent ainsi place en période d’insécurité sanitaire, de « guerre » comme lancé par Emmanuel Macron dans son allocution du 16 mars 2020.

À tel point que l’hôpital Beaujon, dans État limite, est immortalisé par les clichés granuleux d’une ancienne photographe de guerre – la mère du cinéaste. « Peut-être que la crise sanitaire a marqué une prise de conscience, un intérêt à réaliser des documentaires sur le sujet. Le Covid, c’est devenu une référence dans la mémoire collective ; c’est une manière de raccrocher le public à un dénominateur commun », analyse Fanny Vincent, sociologue qui alertait sur la situation dès 2019 avec La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, un livre qu’elle a coécrit avec Pierre-André Juven et Frédéric Pierru.

Aussi, c’est sans doute la valorisation médiatique d’un sujet autrefois moins visible qui a permis cette émulation. En témoigne l’Ours d’or attribué à Sur l’Adamant de Nicolas Philibert, sorti l’an dernier comme d’autres films marquants sur la question tels que De humani corporis fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, ou bien Notre corps de Claire Simon. Autant de caméras désormais infiltrées dans un espace aux coulisses presque sacrées.

De humani corporis fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel

De humani corporis fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel

S’APPROPRIER LES LIEUX

Contrairement à ce que suggère la fausse efficacité des reportages télévisés, investir l’hôpital avec équipe et caméra est un acte fort, qui requiert en premier lieu de gagner la confiance des soignants comme des patients. Une exigence propice à la délicatesse et au temps long, en témoigne la durée moyenne des tournages – jusqu’à plus de deux ans pour État limite. « La récurrence des tournages produit une habitude, presque une routine. À la fin, les gens ont conscience de la caméra, mais, souvent, les situations dans lesquelles ils se trouvent deviennent plus fortes que le dispositif autour », abonde Sébastien Lifshitz, qui a suivi une cadre infirmière à l’hôpital nord de Marseille pour Madame Hofmann. La caméra doit ainsi pouvoir s’effacer, si ce n’est s’intégrer à « une communauté » avec le plus grand naturel possible.

Mieux : elle doit enfin passer du statut d’intrus à celui de complice. Accueillir ces visages, ces gestes, ces paroles, comme le dit justement Nicolas Peduzzi à propos de son travail avec le psychiatre Jamal Abdel-Kader, qu’il suit dans État limite : « Il s’est servi de notre caméra. On a tendance à croire qu’on “vole” ceux qu’on filme. Or, les patients les plus isolés se sont davantage confiés face à elle. Ils parlaient, car ils sentaient qu’on les regardait différemment, qu’on s’intéressait à eux. » Une fois apprivoisée par l’hôpital, la caméra devient même l’outil d’un authentique – et parfois très intime – témoignage social.

« La puissante architecture de l’hôpital Beaujon devient « une espèce d’animal effrayant », un grand vaisseau qui tangue »

Le tout avec l’accord des concernés, systématiquement demandé par les cinéastes, qui mettent un point d’honneur à construire un échange avec ceux qu’ils immortalisent. Si témoignage il y a, il n’est jamais question pour autant de filmer cliniquement le réel. Sébastien Lifshitz en a fait un cheval de bataille : « J’engage à 200 % la subjectivité de mon regard. Ma grammaire détonne avec celle du cinéma-vérité : je tourne en Scope, je mets de la musique, je cadre en longue focale. Je viens me mettre au plus près des gens, j’essaie de faire ressentir leur vie intérieure », affirme-t-il. C’est tout le regard de cinéastes qui déploient un vrai point de vue sur l’hôpital, qui s’approprient les lieux à mesure qu’ils le filment.

Dans État limite, Nicolas Peduzzi retranscrit le chaos ambiant à l’aide de cadres branlants, d’un montage haché et d’une musique aux accents techno qui vient transpercer les couloirs. Par l’entremise d’une caméra-épaule tremblante, la puissante architecture de l’hôpital Beaujon devient « une espèce d’animal effrayant », un grand vaisseau qui tangue. Le cinéaste n’hésite pas à convoquer un imaginaire fantastique, quitte à filmer le psychiatre esseulé en super-héros posté tout en haut du monde. L’espace et sa force évocatrice s’animent sous nos yeux, produisent une émotion tout à la fois romanesque et très pertinente.

C’est également le cas pour Nicolas Philibert, qui s’immisce à l’hôpital Esquirol dans Averroès et Rosa Parks, en salles le 20 mars. En ouvrant le film par des prises de vue au drone sur l’imposant ensemble hospitalier, il dit à quel point l’espace sera aussi important que ceux qui l’occupent. Espace envisagé dans sa féerie noire, l’hôpital public devient comme une citadelle isolée où le temps se serait arrêté.

PRENDRE LE TEMPS

De temps, il est d’ailleurs beaucoup question dans ces trois films. « Pour moi, faire l’histoire de l’hôpital revient à faire l’histoire de la réduction du temps auprès des patients. Dans les années 1960 ou 1970, on lisait déjà des choses sur la course au temps, les horaires à rallonge, la déshumanisation de la prise en charge. Si le temps de travail s’est réduit dans l’idée d’améliorer les conditions de vie des soignants, cela n’a eu pour effet qu’une intensification du rythme », signale Fanny Vincent, qui a consacré une thèse au temps de travail à l’hôpital. On le voit bien dans Madame Hofmann, qui s’attarde sur le casse-tête logistique enduré par l’infirmière, Sylvie. Pendant le tournage, elle confie à Sébastien Lifshitz que les réformes hospitalières, particulièrement celles effectuées sous le mandat de Nicolas Sarkozy, « ont transformé l’hôpital en entreprise et sabordé radicalement la cohésion du personnel, épuisé à force de pression gestionnaire ». Comment prendre alors ce temps, reprendre celui qu’on a volé à l’hôpital ? Nicolas Philibert esquisse une réponse avec le magnifique Averroès et Rosa Parks, réponse à hauteur d’un cinéma lui aussi fondé sur la question du temps.

Averroès et Rosa Parks de Nicolas Philibert

Averroès et Rosa Parks de Nicolas Philibert

Et plus encore dans ce film très dense, à la suite d’entretiens entre patients et soignants de l’hôpital Esquirol. Le cinéaste ne triche pas et nous offre le dialogue sur un temps qui permet la rencontre ; entre ceux-ci et ceux-là, entre eux et nous. « Ce qui est beau dans la parole filmée, c’est tout ce qui disparaît lorsqu’on en fait la transcription écrite », précise-t-il malicieusement. Les voix qu’il enregistre patiemment sont d’habitude inaudibles, faute de temps pour écouter. À l’hôpital comme ailleurs : « Un silence de trois secondes à la télévision ou à la radio, c’est devenu insupportable », ironise Nicolas Philibert.

Car son film agit à rebours, donne à voir et à écouter tout ce que l’ordre néolibéral s’attelle depuis des décennies à invisibiliser. Surtout, il démontre à quel point l’écoute est déjà un important geste de soin. D’autant plus en psychiatrie, où la prise en charge est d’abord relationnelle. Et si plusieurs films investissent ce secteur-là, « ce n’est pas anodin », selon Fanny Vincent. « C’est sans doute le premier en souffrance de l’hôpital, le premier aujourd’hui affecté par la réduction du nombre de lits et les destructions d’emplois. C’est une catastrophe. »

Le turbulent État limite en documente les conséquences, à travers le cas très concret d’un psychiatre laissé seul avec des centaines de patients. Un « don Quichotte hospitalier », comme le décrit si bien Nicolas Peduzzi, bouleversé par l’aplomb de ce médecin au bord du burn-out. « À l’adolescence, j’aurais adoré pouvoir tomber sur un soignant comme Jamal, mais ceux que j’ai rencontrés étaient d’une froideur clinique. […] Ce n’est d’ailleurs pas la psychiatrie qui m’a sauvé, mais l’amitié ; les amis que j’ai rencontrés à 16 ans et qui m’ont accueilli sans me stigmatiser », confie-t-il avec émotion lorsqu’on lui parle d’écoute, d’attention accordée aux patients. Une démarche qui rejoint celle d’Averroès et Rosa Parks, dont le geste de cinéma prolonge le geste de soignants encore disposés à accueillir – et cueillir – les singularités.

RENOUVELER LA LUTTE

Au-delà d’une dénonciation nécessaire, ces films, à leur manière, agissent comme de lumineux révélateurs et valorisent des points de résistance. C’est l’ambition de Nicolas Philibert depuis Sur l’Adamant, qui s’intéressait à un centre de jour en psychiatrie établi sur une péniche. Un lieu « à la dimension soignante », dont l’architecture tient en elle-même d’un projet révolutionnaire : «Ce sont des foyers de résistance. S’il y a des films qui dénoncent, moi, je fais des films qui énoncent. J’ai besoin d’aller voir du côté de ceux qui essaient tant bien que mal de construire des choses. » D’une insatiable curiosité, le cinéaste sort, après Averroès et Rosa Parks le 20 mars, un second film le 17 avril : La Machine à écrire et autres sources de tracas. Il y suit une fine équipe de soignants à domicile, affiliée à l’Adamant et baptisée « l’Orchestre », qui dépanne les patients isolés.

La Machine à écrire et autres tracas de Nicolas Philibert

La Machine à écrire et autres tracas de Nicolas Philibert

À défaut de construire, ces infirmiers bricoleurs réparent leurs objets défaillants. Avec beaucoup d’espièglerie, Philibert établit un parallèle entre réparation des objets et réparation des âmes ; il s’agit d’accommoder un lieu de vie, d’y « faire la place » nécessaire au bien-être des personnes marginalisées. S’y inventent de nouveaux rapports entre patients et soignants, non plus fondés sur la subordination des uns aux autres. Les infirmiers n’ont pas de blouse ; ils sont accueillis par leurs patients comme on accueillerait un voisin, un ami venu prêter main forte. Et la joie traverse ces films de la dernière chance, où l’on n’a plus rien à perdre mais tout à gagner.

On le voit dans Madame Hofmann, porté par l’humour caustique de l’infirmière Sylvie et sa mère, ancienne infirmière elle aussi. Le service oncologique où tourne Sébastien Lifshitz est d’une précieuse cohésion, à en croire Fanny Vincent : « Sylvie cultive une très bonne ambiance de travail, on sent qu’elle a conservé une relation forte avec son corps d’origine : soignante. C’est une cadre de l’ancienne génération, comme on n’en trouve plus. Les cadres actuels ne prennent plus le temps de discuter avec les patients, ils sont pris en sandwich entre impératifs administratifs et management des équipes. »

« Cette génération, qui était en phase avec le service public, avec l’engagement qu’il nécessitait, tout d’un coup quitte un hôpital qui a laissé dépérir cette utopie sociale et politique »

D’une grande mélancolie, le film donne à voir ce que s’apprête à perdre l’hôpital. Un crépuscule incarné par Sylvie Hofmann, qui « porte une histoire de nos corps », selon Lifshitz, prête à quitter le navire après quarante ans de bons et loyaux services. On y observe en effet son corps abîmé, violenté par tant d’abnégation au travail, soudain délesté d’un poids devenu trop lourd. À la joie de Sylvie s’ajoute l’inquiétude de ses collègues, de sa direction aussi : « Cette génération, qui était en phase avec le service public, avec l’engagement qu’il nécessitait, tout d’un coup quitte un hôpital qui a laissé dépérir cette utopie sociale et politique », précise le cinéaste. Après Sylvie, après Jamal, le déluge ? Si ces films illustrent des figures qui se battent au prix de leur chair, ils racontent à quel point la déchéance hospitalière résiste à tous les combats individuels, aussi héroïques soient-ils. Ils nous murmurent enfin que chaque bataille se mène collectivement, à force de conscientisation, des murs tagués de l’hôpital Beaujon à la méditative obscurité des salles de cinéma.

Averroès et Rosa Parks de Nicolas Philibert, Les Films du Losange (2 h 23), sortie le 20 mars

Madame Hofmann de Sébastien Lifshitz, Ad Vitam (1 h 44), sortie le 10 avril

La Machine à écrire et autres sources de tracas de Nicolas Philibert, Les Films du Losange (1 h 12), sortie le 17 avril

État limite de Nicolas Peduzzi, Les Alchimistes (1h 42), sortie le 20 février sur Arte et le 1er mai en salles