“La Vie selon Ann” de Joanna Arnow : l’art de la subversion

Sous ce long titre se cache une artiste au moins aussi excentrique : Joanna Arnow, réalisatrice, scénariste, monteuse, héroïne de cet ovni sur la vie d’une trentenaire blasée adepte de BDSM. Un petit bijou de cruauté, présenté à la Quinzaine des cinéastes 2023.


zh6zykai3ufuuoo7 40lavieselonann pandistribution 1

Preuve que la Quinzaine nouvelle génération s’affirme plus que jamais comme un grand laboratoire de cinéma : That Feeling That the Time for Doing Something Has Passed y trouve une place de choix, film dont la forme radicale en désarçonnera plus d’un. On aurait tort de s’en priver, tant l’artiste new-yorkaise Joanna Arnow fait ici preuve d’un incroyable exercice d’autofiction – et d’autoflagellation.

Coproduit par Sean Baker, le film s’inscrit logiquement dans la mouvance d’un cinéma indépendant américain volontiers trash et satirique. That Feeling… se situerait alors dans son versant le plus fauché, le plus caustique aussi. Produit d’un héritage underground comme digéré par la culture internet du « meme », cet ovni met en scène le quotidien d’Ann ; autrement dit une trentenaire célibataire un brin asociale, blasée par son bullshit job et dont le seul – mais précieux – plaisir consiste à jouer les femmes soumises avec des « maîtres » en BDSM.

Chapitré selon les hommes qu’elle rencontre, le film surprend par sa structure épisodique digne d’une mouture angoissée – à moins qu’elle ne soit simplement adulte – des albums Martine. Et impose comme un autre langage cinématographique, où la narration progresse par vignettes interposées ; on pense à la bande-dessinée, mais ces tableaux (presque) immobiles évoquent surtout les GIFS qu’on adore s’échanger.

Avec beaucoup d’intuition, la cinéaste exploite cette forme dominante au profit d’une histoire et d’un personnage construits. Ann est en effet une pure héroïne de « meme », dont le morne quotidien de bureau et les déboires affectueux sont prétextes à un cynisme hilarant. Version grandie de l’ado geek et marginale Daria, avec laquelle Joanna Arnow cultive une troublante ressemblance physique, ce personnage déjà iconique est aussi l’un des plus fascinants de cette édition cannoise.

C’est qu’à travers Ann, la cinéaste nous enjoint à faire l’expérience de l’absurdité ; celle d’un monde social rongé par les rapports de subordination. La domination « choisie » par l’héroïne via le BDSM y devient alors comme une subversive sublimation, un exorcisme génial ; c’est là toute la cruelle tendresse du film.

Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 16 au 27 mai 2023.