Votre série parle de la fraude à la TVA sur les quotas de carbone, à la fin des années 2000. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce fait divers a priori très complexe ?
J’ai lu le livre-enquête du journaliste de Mediapart Fabrice Arfi [D’argent et de sang, publié aux éditions du Seuil en 2018 ndlr] et j’y ai vu un potentiel romanesque. L’histoire est très simple en réalité. Tout le monde sait qu’il y a 20% de TVA sur tout ce qu’on achète. Des escrocs ont acheté des choses hors taxe hors de France, les ont revendus avec la TVA mais, au lieu de la déclarer et de la reverser à l’État, l’ont détournée vers des sociétés offshores avant de recommencer. Et ils ont appliqué ça au marché des quotas carbone [depuis 2005, les entreprises ont des quotas de carbone et doivent payer si elles veulent les dépasser, ndlr].
Le déclic, qui a d’ailleurs été le déclic de quasiment tout ce que j’ai écrit dans ma vie, c’était que je me disais qu’on n’allait pas y croire. J’ai besoin de commencer en me disant qu’on ne va jamais croire que trois escrocs ont réussi à détourner des milliards. Cela déclenche l’idée d’aller à la rencontre du réel. Après, l’élément primordial a été les personnages. J’ai aimé m’intéresser à un trader des beaux quartiers [interprété par Niels Schneider dans la série, ndlr] qui rencontre des voyous de Belleville [Ramzy Bedia et David Ayala, ndlr]. Celui qu’on croyait être le plus vulnérable finit par devenir le plus dangereux, c’étaient des éléments de fiction très puissants.
Pourquoi choisir de fictionnaliser la réalité ?
Ce ne sont pas les faits qui m’intéressent, c’est leur ombre. Si j’avais voulu essayer d’exprimer ne serait-ce qu’une vérité sur le fait divers, j’aurais fait un documentaire. Si je choisis la forme sérielle et fictionnelle, c’est parce que je crois que la fiction peut être un moyen d’exprimer ce qui se joue dans cette affaire : les rapports humains, le dévoiement de la parole politique, cette promesse environnementale détournée… Ce qui m’anime, c’est le romanesque et la fiction comme un outil d’expression des enjeux d’un fait divers. J’ai fait ça avec À l’origine [sorti en 2009, ndlr] et Marguerite [sorti en 2015, ndlr]. Même avec Illusions perdues [sorti en 2021, ndlr], qui est un roman au départ, il y avait l’idée d’amener vers moi ce fait divers. Qu’est-ce qui me touche ? Qu’est-ce qu’il me dit de moi-même et du monde ?
« Illusions perdues » : euphories balzaciennes
Justement, qu’est-ce que cela dit des êtres humains et de notre société, ce « casse du siècle » ?
On y voit la débauche de mecs qui se permettent tout. Ces voyous sont les produits dégénérés de l’époque, de cette société ultra-consumériste qui se perd moralement et socialement. Ils n’ont aucune limite, claquent des dizaines de millions au casino, sont obsédés par les marques de luxe, les voitures, les avions… Ce déchaînement visuel est sexy à filmer. Il y a un érotisme à ce rapport au monde et aux femmes. Je refuse la condamnation facile. Ce n’est qu’une bande de salopards mais en même temps, je suis consterné par la complaisance médiatique vis-à-vis des escrocs aujourd’hui. J’aimais bien ce dilemme en tant que cinéaste : sentir d’un côté qu’on a un matériau filmique jubilatoire, et, de l’autre, la nécessité d’avoir un jugement moral, que prend en charge le personnage de Vincent Lindon.
Il était déjà votre enquêteur, journaliste cette fois, dans L’Apparition, sorti en 2018. Ici, il est le magistrat chargé de l’investigation. Vous avez tout de suite pensé à lui pour le rôle ?
Absolument. Ce projet de série n’a été possible pour moi qu’à partir du moment où je lui ai parlé d’écrire une fiction et ce personnage. Vincent, avec le corps qu’il a et sa façon d’être dans le monde, est un principe de vérité. Dans la vie, il déteste les menteurs, les tricheurs, les hypocrites. C’est une poétique cinématographique, d’être un principe de vérité. Je me dis que le spectateur va aimer le suivre, se perdre avec lui et partager son obsession. Il a quelque chose du lutteur aussi, du mec à qui on ne la fait pas. J’aimais l’idée de le jeter dans tous ces milieux sociaux et qu’il ne se laisse impressionner par personne.
Il y a une confrontation nette entre deux mondes dans votre série : d’un côté il y a les administrations dans des bureaux gris, de l’autre des quartiers grouillants avec des personnages hauts en couleur…
En lisant le livre de Fabrice Arfi, j’ai tout de suite senti que j’allais pouvoir explorer visuellement plein de lieux. Il y avait la promesse d’une aventure. On a tourné dans les sièges sociaux de banques à Hong-Kong et dans des faubourgs de Manille, dans des restaurants de Belleville et dans le bureau de Bruno Le Maire à Bercy, à Chypre et dans les faubourgs parisiens… Et c’est important parce que le cinéma, la série, doit avoir la noblesse du spectacle. On va entendre des sons, voir des mouvements, des couleurs, des formes et des rythmes qui exprimeront quelque chose de nos pauvres personnes.
La figure du joueur de poker est centrale dans la série, comme celle du mensonge dans l’ensemble de votre œuvre. Qu’est-ce qui vous fascine tant avec ça ?
Dostoïevski, j’en ai peur, l’a écrit avec plus de pertinence que moi : c’est le gouffre existentiel qu’est le jeu, le bluff et la tricherie. Il y a quelque chose de soi qui se cherche et se fuit, de façon assez mortifère. Tu ne sors jamais de la table de poker, tu vis obsédé par ça et ça devient un rapport au monde très intéressant. On se demande tout de suite si les autres mentent, trichent, manipulent.
Cette série est aussi une course contre la montre entre des voyous et un État impuissant, très lent…
Ce n’est pas vrai. L’administration a mis six mois à réagir. J’ai parlé à des agents de Bercy. Pour eux, six mois, ce n’est rien. En revanche, les escrocs ont, eux, été très rapides. Et c’est vrai que la vitesse a une poétique dans la série. En écrivant, en filmant, dans les débits de parole, la musique et le montage, je voulais exprimer l’idée que tout était allé trop vite. Mais le paradoxe de l’État de droit m’intéresse. Il faut un quart d’heure pour ouvrir une société offshore et avoir un compte bancaire à Dubaï. Mais si cette société et ce compte abritent de l’argent de la drogue, il faudra un an à des enquêteurs pour avoir des relevés bancaires.
C’est ce qui fait qu’on est dans un pays évolué, avec un code des impôts, un code pénal… Ces contradictions de l’État de droit me fascinent parce qu’il faut être con pour croire que tout est simple. On est dans un monde de la simplification, à coups de slogans sur les réseaux sociaux et d’hollywoodisation du réel dans les documentaires Netflix. Or, non, la réalité politique est plus complexe. Appréhender cette complexité ne veut pas dire l’excuser. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? C’est compliqué d’être une femme, un homme, un citoyen indigné et en même temps conscient de ses privilèges. À partir de quand un problème politique devient le mien ? Doit-on se recentrer sur soi ou s’engager ?
Vous considérez-vous vous-même comme engagé ?
Non. Le seul engagement viscéral que j’ai est du côté du cinéma et de la création. Politiquement, franchement… je les méprise. Le balzacien en moi qui a fait Illusions perdues est indigné par toute cette comédie.
: D’argent et de sang de Xavier Giannoli, à partir du 16 octobre sur Canal+