Ben Whishaw : « Je suis conscient que je n’ai pas les attributs d’une masculinité classique »

[MOTS CROISÉS] Invité du Champs-Élysées Film Festival en juin dernier, le magnétique acteur britannique y présentait « Passages » d’Ira Sachs (sorti le 28 juin), dans lequel il incarne avec finesse et fragilité un homme dont le compagnon se détache peu à peu pour aller vers une femme. L’occasion d’arpenter avec lui son parcours à travers des citations de poètes écorchés qu’il a incarnés (John Keats, Bob Dylan) ou d’artistes qui comptent pour lui (Ann Carson, Elizabeth Harrower).


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« Tous mes films sont des confrontations avec moi-même. »

Ira Sachs, entretien dans TROISCOULEURS, no 198, juin 2023

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« C’est assez rare de tomber sur des cinéastes qui réalisent un travail aussi personnel qu’Ira. Je sens quelque chose d’authentique dans ses films. Il n’a pas cette façon de penser très américaine, du genre “que faut-il retenir d’une œuvre ?”. Si les films étaient seulement réductibles à un message, s’il suffisait de lire un slogan pour les comprendre, pourquoi aller les voir ? Le cinéma doit ouvrir à des choses auxquelles on peut réfléchir, qu’on peut expérimenter. »

Ira Sachs : « Tous mes films sont des confrontations avec moi-même »

« Rien n’est en soi bon ou mauvais, à part si la pensée le rend tel. »

William Shakespeare, Hamlet, vers 1600

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« Cette phrase est géniale. Quand Hamlet la lance, c’est simple, en prose, ce n’est pas un pentamètre iambique [type de vers le plus fréquemment utilisé dans la poésie anglaise, composé de cinq syllabes, avec une atone suivie d’une accentuée, ndlr]. Et pourtant, on pourrait y penser à l’infini. Je m’en souviens quand j’ai besoin de me sortir d’une situation compliquée. Comme ça, je me convaincs que, si je suis dans la merde, c’est mon esprit surmené qui me plonge dedans… Hamlet, c’est important dans ma vie. C’est le rôle qui m’a fait connaître [il l’a joué à Londres en 2004 pour la Royal Shakespeare Company ; il était alors l’acteur le plus jeune – 23 ans – à avoir campé le rôle, ndlr]. J’avais l’impression de tout comprendre de ce type. Je savais que la pièce avait été écrite il y a quatre cents ans, mais je m’en sentais très proche. À travers Hamlet, j’ai parlé en tant que jeune vivant en Angleterre au début des années 2000. Maintenant que j’ai vieilli, je n’aurais plus la même intimité avec ce texte. »

« Passages » : quand Ira Sachs sublime le triangle amoureux

« Brillante étoile, que n’ai-je ta constance ? »

John Keats, « Le Dernier Sonnet » dans Poésies (Émile-Paul Frères, 1919)

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« John Keats est très lié pour moi à Bright Star de Jane Campion [dans ce film sorti en 2010, Ben Whishaw incarnait le poète britannique, ndlr]. J’avais 27 ans. Je pourrais parler de Keats indéfiniment. Il est mort à 25 ans, et tout ce qu’il a accompli il l’a fait en l’espace de cinq ans. C’était quelqu’un d’ouvert aux doutes, au mystère, à l’incertitude aussi. Je suppose que c’est une qualité, de s’abandonner à l’inconnu. C’était l’espace poétique qu’il savait habiter. Cette citation évoque pour moi sa nature d’enfant rebelle, intranquille. »

« Le temps guérira nos cœurs meurtris, dit-elle. Notre but est d’assurer notre liberté et notre sécurité, et ce sont les hommes qui nous empêchent de l’atteindre. »

Miriam Toews, Ce qu’elles disent (Buchet/Chastel, 2019)

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« Le patriarcat doit être démoli : c’est un système fucked up aussi pour les hommes. Je suis conscient que je n’ai pas les attributs d’une masculinité classique, mais je suis à un stade de ma vie où je ne pense pas à ça. Je ressens une certaine liberté, je ne me soucie pas de la façon dont on me définit. »

« J’ai vu Mary Poppins à 3 ans. Il n’y a bien sûr rien d’ouvertement queer dedans… et, en même temps, peut-être que c’est totalement queer. »

Todd Haynes, dans la rubrique « Queer Gaze », sur le site de TROISCOULEURS, avril 2023

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« Je savais que Todd Hayes aimait beaucoup ce film [Ben Whishaw a joué dans sa suite, Le Retour de Mary Poppins, en 2018, ndlr], mais je n’en ai jamais parlé avec lui. Pour moi aussi, ça a été le premier film. Mon père avait dû l’enregistrer en VHS. Je connaissais chaque moment, chaque chanson sur le bout des doigts. Je serais intéressé de demander à Todd pourquoi il le voit comme un film queer – parce que je suis vraiment d’accord avec lui. Mary Poppins semble inoffensive ; c’est une nounou, une profession pas forcément valorisée par la société. Mais elle est aussi complètement révolutionnaire, c’est une sorcière ! On ne peut pas la définir, elle est juste magique. Elle change le monde et ce que je préfère, c’est qu’elle ne s’explique jamais, elle est impénétrable et indépendante. »

Todd Haynes : « Créer un portrait kaléidoscopique, c’est la seule façon de raconter profondément une vie. »

« J’ai été attirée par l’étrangeté de son esprit, comme un psychiatre pourrait être séduit par un cas intéressant. »

Elizabeth Harrower, Un certain monde (Rivages, 2014)

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« J’ai rencontré Elizabeth Harrower en Australie [légende de la littérature australienne, elle est morte en 2020, ndlr]. Je voulais adapter l’un de ses livres, The Long Prospect [roman psychologique publié en 1958, ndlr], ce qui n’a pas encore pu se faire. Il y a quelque chose dans ce livre qui m’obsède… J’ai besoin de faire ce film. Quoi qu’il en soit, elle était géniale. C’est l’une des rares personnes que j’ai rencontrées qui m’a fait me sentir comme un petit bébé. C’était pourtant l’artiste la plus gentille du monde. Son analyse des relations abusives, des dynamiques de pouvoir, sa façon d’approcher les tyrans, les psychopathes, leurs victimes, la manière dont les uns et les autres sont liés dans une sorte de danse hideuse, c’est extraordinaire. Cette citation est probablement prononcée par l’une de ses héroïnes, que j’imagine attirée, impuissante, par un homme narcissique. Elizabeth Harrower était intéressée par ça : pourquoi va-t-on parfois vers l’auto­destruction ? »

« Parfois, les acteurs arrivent sur le plateau et ils ont déjà tout prévu pour leur jeu. Ils ne veulent pas le détricoter, ils veulent juste qu’on les filme comme s’ils étaient seuls dans la scène. Ça me dérange beaucoup. »

Jane Campion, entretien dans The Guardian, novembre 2021

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« Je pense que les acteurs ont besoin d’une structure – mais, à l’intérieur de celle-ci, tout est improvisation. On ne sait jamais ce que l’acteur en face va faire, comment il ressent les choses, comment il comprend son personnage. Il faut être ouvert à tout. Jane Campion – qui a changé ma vie, ce n’est pas exagéré de dire ça – m’a beaucoup appris à ce sujet. Quand on est jeune acteur, on se prépare énormément à la maison, avant les auditions. Puis on apprend à lâcher la bride, à se mettre à nu, à devenir plus disponible au moment présent. Mais c’est difficile, parce qu’on s’est créé comme des défenses, des garde-fous. Il faut quelqu’un comme Jane pour vous dire : “Si tu veux que ton personnage soit vivant, laisse tomber tout ce que tu avais prévu en répétant devant ton miroir. Car personne ne veut voir ça.” Quand j’arrivais sur le plateau, j’étais terrifié. Enfin, non, pas terrifié, plutôt dans un état de nervosité et de curiosité. »

« Les mots nomment le monde. Les verbes activent les mots. Les adjectifs viennent d’ailleurs. »

Anne Carson, Autobiographie du rouge (L’Arche, 2020)

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« Je ne sais pas exactement ce que ça veut dire, mais je crois que je le sens. J’aime les mots. Chaque fois qu’on me demande de lire de la poésie, je vois ça comme un grand privilège. Je pense que le langage est très dévalorisé aujourd’hui. Comme s’il était juste transactionnel. Alors qu’il peut tout à fait être lié à l’incantation, aux sortilèges, à la prière, toutes ces choses qui font le mystère du monde. Certains textes d’Anne me dépassent, mais je les aime quand même, je les ressens. Pour moi, c’est ça, la poésie, en fait. »

Portrait (c) © Tomo Brejc