Vous venez à Cannes pour deux films de procès. Qu’est-ce que ça dit du cinéma français et de la société contemporaine pour vous ?
Justine Triet : Le besoin de justice ? Je me suis posé cette question-là il y a quelques jours justement. Peut-être que le tribunal permet d’essayer de comprendre la société de nos jours.
Arthur Harari : C’est peut-être un lieu où tout peut résonner. Il y a un genre, le film de procès, mais les codes sont plus ouverts que dans le polar, la comédie… C’est une boîte de laquelle on peut faire remonter énormément de choses, et où la parole peut avoir quelque chose de spectaculaire. Après, si c’est pris de manière édifiante ou très signifiante, ça peut être très chiant aussi. Mais c’est une bonne question, parce qu’il n’y en a pas eu tellement dans le cinéma français, de films de procès…
Il y a eu Saint Omer d’Alice Diop, sorti l’année dernière. Vous l’avez vu ?
J.T. : Oui et j’ai été très impressionnée par le film, que j’ai trouvé passionnant dans sa radicalité, sa manière de montrer la complexité de cette femme. Claire Mathon à la photo est exceptionnelle. C’était très troublant parce que je l’ai vu quand j’étais au milieu du montage du mien. Et la blague c’est que moi je rêvais de faire tourner Alice Diop dans mon film. Au casting, on a beaucoup pensé à elle pour faire l’avocate aux côtés de [qui incarne l’avocat de l’héroïne, ndlr]. On ne lui a pas proposé parce qu’elle était en pleine finition de son propre film, qui est plutôt aux antipodes du mien.
A.H. : Je l’ai vu aussi. Ce qui me frappe, c’est qu’alors que les deux films portent sur la mise en accusation d’une femme, celui d’Alice Diop est entièrement sur le procès [une fiction qui reconstitue le procès d’une jeune femme sénégalaise jugée pour infanticide en 2016 à la cour d’assises de Saint-Omer, ndlr], alors qu’il y a dans Anatomie d’une chute [le film raconte le délitement d’un couple à travers le procès d’une femme dont le compagnon est mort dans des circonstances troubles, ndlr] une espèce de concentration, une forme d’entonnoir, un tunnel de paroles. A l’arrivée, les deux films sont très différents. Chez Alice Diop, il y a une forme de distanciation un peu brechtienne, alors que le film de Justine joue beaucoup sur l’incarnation. Ce sont deux cas d’école très différents.
Saint Omer d’Alice Diop (c) Srab Films Arte
Justine, vous semblez très attirée par le microcosme judiciaire depuis Victoria, mais vous choisissez toujours d’y instiller une forme de chaos. On pense à cette scène dans Victoria où Virginie Efira, qui est avocate, plaide défoncée. Dans Anatomie d’une chute, le couple formé par Sandra, incarnée par Sandra Hüller, et Samuel, joué par Samuel Theis, à mesure qu’il est disséqué, est de plus en plus traîné dans la fange. Pourquoi bousculez-vous autant l’image très lisse qu’on peut avoir de la justice ?
J.T. : J’ai passé beaucoup de temps dans les tribunaux. Je me suis faufilée dans les salles très jeune. J’ai commencé ma carrière en étudiant aux Beaux-Arts, et j’ai commencé par faire du documentaire [ses premiers moyens métrages, Solferino (2008), et Des ombres dans la maison (2010) en sont, ndlr]. Je regardais beaucoup les films de Frederick Wiseman, , avant le cinéma d’Hollywood, tout ça. Et du coup je trouve que la représentation de la justice dans les films de fiction est souvent ratée. Je me souviens avoir assisté à un procès qui était un bordel énorme ! Les tables étaient déplacées, il y avait des interruptions pour boire de l’eau…
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A.H. : Ça, c’est très français.
J.T. : Il y a quelque chose de beaucoup plus énergique. La personnalité du président du jury aussi est très importante. Il y a un avocat pénaliste qui nous a beaucoup aidés à comprendre cette machine. En fait, ce qui m’intéresse, c’est vraiment le nœud du tribunal, cette idée qu’on y délire beaucoup de choses, ce qui est très « cinégénique ». Ça me fait penser à cette phrase de Gilles Deleuze, qui déteste Freud, et qui dit en gros : « On ne délire pas son père ou sa mère, on délire le monde. » [dans un cours intitulé« Anti-Œdipe et autres réflexions »,donné à l’Université de Vincennes-St Denis en 1980, et retranscritici, ndlr]. Ça n’est pas un endroit où on dit juste : « Papa, maman, mon mec, le couple… »
A.H. : Ou « coupable » ou « pas coupable ».
J.T. : C’est un endroit où le monde est coupable de tout. On le voit bien dans le film, où la façon de vivre de Sandra est aussi jugée. On parle par exemple beaucoup de sa bisexualité, de sa vie sexuelle, du fait qu’elle est écrivaine. On voit bien que quand on n’a pas de preuve de culpabilité, on est contraint d’aller voir ailleurs. Et que la parole est là pour combler les manques. Elle envahit tout jusqu’à l’écœurement. Elle devient ridicule.
A.H. : Ça peut être un piège pour les films de procès que de devenir extrêmement symboliques ou signifiants. En fait, dans un procès, le privé devient public, l’intime devient général, et l’anecdotique a tout de suite tendance à devenir signifiant. C’est à la fois fort, parce que c’est regarder les choses pas que du bout de la lorgnette, et en même temps, un des écueils qu’il m’a semblé important d’éviter, c’est de faire un truc déclaratif. Moi ce que je trouve fort, avec le peu de recul que j’ai, c’est que le film ne cherche pas à dire quelque chose.
J.T. : Il cherche plus à montrer le caractère infernal, la situation inextricable de cette femme. Ce serait plutôt raconter un cauchemar, quand un enfer privé devient un enfer public. C’est quelque chose qui a une forme d’ampleur, une puissance de déformation, comme quand à un moment on ressort un extrait sonore. La société va sortir cette phrase de son contexte, parce que c’est le seul élément auquel elle peut se raccrocher.
Anatomie d’une chute de Justine Triet (c) Les Films Pelléas/Les Films de Pierre
Ce n’était pas un peu vertigineux de raconter la chute d’un couple tout en construisant un film à deux ?
J.T. : Non, franchement, pas plus qu’avec un autre scénariste. La seule chose qui a changé, c’est que moi je pouvais écrire n’importe quand, lui était sur d’autres choses en même temps.
A.H. : C’était pendant le confinement.
J.T. : Des fois, je demandais des trucs à Arthur la nuit, il n’en pouvait plus, parce qu’il n’y avait pas de limite.
A.H. : On redoutait qu’on nous dise : « Est-ce que c’est autobiographique ? » Mais le film est comme une espèce de projection cathartique. C’est une vision extrême et catastrophique de ce qui ne nous arrivera pas. En fait, c’était même assez jouissif de se dire : « Et si, ça dans leur vie, ça prenait cette tournure-là ? » C’est vraiment le principe de la fiction d’imaginer un déplacement qui du coup crée une espèce d’hypertrophie qui permet de faire se déployer des éléments qui sont en germe. Comme une fleur qui doit se déployer, mais qui a de la lumière à un endroit et pas à un autre.
Dans votre cinéma Justine, la vie professionnelle de vos héroïnes, qu’elles soient avocate (Victoria), psy (Sibyl) ou écrivaine comme ici, déteint toujours énormément sur la vie intime. Et ce qui est aussi pointé durant le procès, c’est la jalousie de Samuel pour Sandra, qui l’éclipse…
J.T. : Il y a des trucs dans le film que j’ai découverts récemment, c’est qu’on était quand même obsédés par l’idée d’égalité dans le couple, par l’idée de trouver une façon de vivre ensemble de façon paritaire, égale. Et ce que je trouve intéressant, c’est que, que le personnage de Samuel se soit suicidé ou qu’il ait été tué, il bouffe tout l’espace, il prend toute la place.
A.H. : C’est quasiment une vengeance en fait.
Sandra Hüller est impressionnante dans le film. Il y a quelque chose de très opaque chez elle, elle inspire à la fois de l’empathie et du rejet. C’était important pour vous de ne pas l’enfermer dans une case, un peu comme ce qu’avait tenté de faire Alice Diop avec son héroïne dans Saint Omer ?
J.T. : J’adore Sandra Hüller. Et oui, tu as raison, il y a cette même opacité. Alice Diop a une carte en plus car on ne voit rien du passé de son héroïne. Nous, on a une vision de sa vie de famille, donc c’est un peu différent. Mais ce qu’il y a en commun, c’est de refuser un certain classicisme du film de fiction très convenue. Après, nous, ce qu’on a choisi de faire c’est aussi de s’accrocher au point de vue de l’enfant. Une des idées du film c’était de faire un film de procès, mais avec des manquements. Moi, en tant que spectatrice, je suis beaucoup plus touchée par cette place donnée au fantasme. Et donc là, ça passait par le fait de se mettre à la place d’un enfant qui est malvoyant.
Cet enfant malvoyant, qui semble ultra-lucide, ressemble assez au Dany de – il s’appelle d’ailleurs Daniel. Il a presque un aspect mythologique, motif qui a été exploré par le cinéma américain des années 1970. Comment avez-vous créé ce personnage ?
J.T. : Les gamins sont ici presque à la même distance que le spectateur au tribunal. Cet enfant, c’est un formidable outil de fiction. Moi je suis née dans une famille où j’avais affaire à des récits différents, et enfant, je me demandais où était la vérité. Donc je me suis beaucoup identifiée à lui.
A.H. : Le gamin a pris de plus en plus de place pendant qu’on écrivait. On s’est dit que ce qui serait génial, ce serait que le gosse, au bout d’un moment – alors qu’au départ, son témoignage, il n’a même pas vraiment de prise dessus, c’est même assez décevant ce qui en ressort –, il en arrive à vouloir influer et à pouvoir influer sur l’issue. Donc il passe de témoin à juré, mais aussi quasiment à avocat et pour moi quasiment à metteur en scène. Sur cette dimension mythologique dont vous parlez, c’est aussi grâce au gamin qu’on a trouvé, Milo Machado Graner. A un moment, on nous a fait remarquer qu’il ressemblait à la gamine de Cría Cuervos [de l’Espagnol Carlos Saura, sorti en 1976, ndlr]. Et oui, nous aussi on a pensé à Dany deShining à un moment, mais ce n’était pas intentionnel. Il y a certains enfants qui incarnent toute l’enfance en fait. On se projette en lui.
J.T. : Nous, on a quand même essayé d’avoir une modernité. Et quand on a pris cette décision de prendre un enfant qui n’était pas malvoyant pour l’incarner, on craignait de s’approprier cette réalité. Mais le hasard a fait que Milo avait un oncle malvoyant, et du coup il connaissait très bien tout ça. Il a été baigné aussi dans des structures qui viennent en aide aux personnes malvoyantes. On avait tout un réseau autour.
L’architecture intérieure de la maison, isolée dans la montagne, est aussi fascinante qu’étrange. Elle a une verticalité, des pièces fermées… Elle prend presque l’aspect d’un lieu maudit, à la lisière du thriller et du fantastique.
J.T. : Je voulais absolument que ce soit un chalet. Cette image-là était là dès le début.
A.H. : Mais après, ce qui était marrant, c’était qu’en écrivant le film, on posait des éléments de manière pas forcément théorisées ou concertées – c’est-à-dire qu’on voulait que ce soit à la montagne, au milieu de la neige, très isolé, et que le personnage chute. Plus on rajoutait des couches à l’intrigue, aux personnages – le fait qu’ils se soient installés récemment ici, que ce soit son bled à lui et pas à elle –, plus on dessinait des contraintes pour le décor. Des combles, un dénivelé, une certaine architecture… Ce qui fait qu’à un moment, c’était devenu extrêmement compliqué de trouver le bon lieu.
J.T. : C’était tellement infernal qu’on se disait qu’il fallait un studio. Et c’est marrant parce que quelqu’un nous a dit que c’est Shining à l’envers, et avec le mec qui meurt au début. Mais dans ma réalisation, je ne voulais pas répondre aux codes du thriller, être dans l’efficacité. Ça ne m’intéressait pas du tout de faire un énième thriller à l’américaine.
Anatomie d’une chute de Justine Triet (c) Les Films Pelléas/Les Films de Pierre
Donc même pour les scènes de procès en elles-mêmes, qu’on n’autorise pas à filmer en France contrairement aux Etats-Unis, vous ne vous êtes pas tellement inspirés de films américains ?
A.H. : Je me rappelle qu’à un moment, on regardait vraiment des fictions de procès. On est tombé sur un film avec Hugh Grant, qui clairement n’était pas bien, mais à un moment on s’est dit en le regardant qu’on voulait éviter les clichés. Tout est plombant, très sérieux. On s’est dit : « Surtout pas ce cliché-là. »
J.T. : Les personnages d’avocats aussi sont très simplistes dans ce cinéma-là.
Dans Anatomie d’une chute, les personnages d’avocats sont au contraire très subtils : il y a le tribun d’un côté – Antoine Reinartz – et le méthodique, l’effacé – Swann Arlaud.
J.T. : On a l’image d’une justice française très austère. Ok, on a encore nos robes, on a encore des éléments traditionnels, mais selon moi ça serait trop passéiste de représenter les choses comme ça. Et Swann, il arrive avec ce corps très androgyne, assez à l’opposé d’Antoine. Et alors c’est marrant parce que je n’avais pas du tout pensé à lui pour le rôle, mais il était incroyable. Ça a été l’évidence quoi. En fait, tu sens que ce mec a envie de défoncer tout le monde. Swann, il est du côté des femmes, et il permet de déconstruire une certaine virilité.
A.H. : Justine est obsédée par ça. Par l’idée de casser les clichés, et notamment celui de la virilité. C’est une expérimentatrice du réel. Et moi je trouve ça hyper intéressant, parce que c’est une question qui est omniprésente aujourd’hui, dans la société. Qu’est-ce qui se passe quand les hommes ne peuvent plus se laisser aller à cette tendance, cette exigence ? Qu’est-ce qui se passe ?Anatomie d’une chute parle de ça.
J.T. : C’est des questions de goût après. Mais ce n’est pas une pose ! Parce qu’en ce moment il y a tout un courant, je ne suis pas originale en faisant ça. Il y a plein de jeunes acteurs, une évolution que je vois arriver et que je trouve passionnante. Ce sont des questions qui ont trait au désir. Je sais que quand j’avais fait Victoria, on avait remarqué une virilité chez Virginie Efira, en face d’un Vincent Lacoste, qui a ce côté jeune garçon pas encore formé – maintenant il l’est plus ! Il y a aussi cette opposition entre Sandra et Swann.
A.H. : Il y a un mélange je trouve dans le personnage de Sandra. Et chez Samuel, pareil, c’est un drôle de mélange.
J.T. : Il est épais.
A.H. : Et en même temps, il est extrêmement féminin.
Arthur, vous jouez dans Le Procès Goldman de Cédric Kahn, qui ressuscite une affaire très connue, en racontant le second procès, en 1976, du militant de la gauche radicale Pierre Goldman, accusé de braquages et du meurtre de deux pharmaciennes. Vous y campez son avocat Georges Kiejman, personnalité très médiatique, disparue le 9 mai dernier. Vous faites bien sentir son bouillonnement intérieur, en même temps que sa virtuosité technique. Qu’est-ce qui vous a le plus interpellé chez ce personnage ?
A.H. : Je le connaissais déjà avant de faire le film. Après, ce qui était écrit, la partition, était passionnante. C’est marrant parce que les films de Justine et de Cédric ne se ressemblent pas du tout, mais ce qui se recoupe, c’est l’anti-effet de manche. Les avocats tentent de changer quelque chose dans l’approche de l’audience en France. Georges Kiejman a une méthode très dépouillée, il n’était que dans le débat. Il était obnubilé par les faits, la décortication des témoignages. C’est quelqu’un qui s’est toujours situé très loin de la virilité théâtrale, qui était très élégant, délicat. Un anti Eric Dupond-Moretti, qui lui correspond à une vision à l’ancienne, plus dans la gueulante, qui est impressionnant, intimidant, terrorisant. Moi, je n’aurais pas pu jouer ça.
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Vous avez des désirs d’exploration pour la suite tous les deux ?
A.H. : On ne va a priori pas retravailler ensemble. Parce que là, c’était extrêmement passionnant, mais très intense. Presque trop intense. Le temps d’écriture a été plus long que ce qu’on pensait, comme c’était très dense. Et puis le film a été un peu vampirique. On était dans un acharnement – Justine, elle est acharnée. C’est l’une de mes meilleures expériences – ça m’a notamment appris à écrire des personnages féminins, parce que moi j’écris plutôt des personnages d’hommes [c’est le cas dans Diamant noir, avec Niels Schneider,, sorti en 2015, et Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, sorti en 2021, ndlr], et mon prochain film sera sur une femme –, mais on y a laissé un peu des plumes.
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