Lors de notre dernière interview, vous prépariez le tournage de Conann. Vous m’aviez alors confié que, pour vous, le comble de la barbarie, c’est de tuer sa jeunesse. Comment cette idée travaille votre cinéma ?
Plus on vieillit, plus on peut être désillusionné, devenir cynique… Tout cela tue l’élan de la jeunesse : on doit lutter en permanence pour ne pas perdre son innocence. J’ai développé le récit de Conann en poussant cette idée à son paroxysme. Quand je regarde le monde qui m’entoure, je vois des générations qui ne se parlent plus, des personnes qui vieillissent tuer leurs idéaux, ça me révolte.
Vous appréhendez la vie de Conann comme une série de petites morts. Voyez-vous la vie de cinéaste comme ça ?
Oui, j’ai l’impression que chaque nouveau film vient tuer le précédent, s’impose de manière assez violente. On peut faire un parallèle entre les films et les vies qui s’enchaînent. Moi, j’ai l’impression de passer par des vies qui sont plus de l’ordre du fondu enchaîné que de la rupture nette. Même si Conann est une forme de rupture par rapport à mes précédents films, il annonce des ruptures à venir que j’ai envie d’avoir.
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Où situez-vous cette rupture dans le film ?
J’essaye de sortir d’un maniérisme détaché du monde contemporain. Je tente d’aller vers un questionnement très frontal et politique. Ça naît d’une exaspération face à la violence du monde, par rapport à cette notion de pouvoir qui fait des humains des horreurs. Vu ce qui se passe aujourd’hui avec ce pouvoir de plus en plus totalitaire, je me dis qu’un cinéaste se doit d’agir avec ce qu’il sait faire.
Cette question du pouvoir oppresseur se perçoit dans le segment de la Conann quadragénaire, jouée par Agata Buzek : l’imagerie dans laquelle l’héroïne évolue emprunte à un style fasciste…
Effectivement, cette période du film renvoie à tout un cinéma de l’Est fiévreux comme Requiem pour un massacre d’Elem Klimov [sorti en 1987, ndlr], ou bien à des films comme Portier de nuit de Liliana Cavani [sorti en 1974, ndlr]. Il y a aussi une iconographie qui peut évoquer les années 1940, ou faire penser à Vladimir Poutine aujourd’hui. Dans cette partie-là, de façon très frontale car il n’y a jamais de contrechamp, on a un personnage qui s’adresse à la caméra pour déployer son discours qui parle de tuer l’Europe. C’était important de créer ce dispositif oppressant, car c’est la partie la plus radicale. Mais le segment suivant, qui parle de corruption des artistes, est aussi une mise en garde.
La période de la Conann trentenaire (Sandra Parfait) détonne aussi. Vous filmez un appartement d’inspiration new-yorkaise de façon plus intimiste que d’habitude…
Il y avait cette idée d’un New York des années 1990 que l’on visite : et, pour cet appartement, je voulais quelque chose de plus doux, presque de l’ordre de la sitcom. Dans le film, tout se joue autour de la mémoire : la damnation de Conann, c’est le fait qu’elle soit condamnée à retrouver la mémoire, donc à revivre toute la souffrance par laquelle elle est passée. Cette période est celle où Conann est la plus heureuse, car elle est amnésique. Ça a été l’occasion pour moi de jouer sur une comédie renvoyant au cinéma indépendant nord-américain des années 1980-1990 ; tout le cinéma nord-américain onirique aussi, celui qui commence avec Rusty James de Francis Ford Coppola [sorti en 1984, ndlr] et qui se prolonge avec The Addiction d’Abel Ferrara [sorti en 1996, ndlr.]
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Du film Conan le Barbare (1982) vous gardez peu de choses, mais vous conservez cette scène dans laquelle Conan enfant assiste à la décapitation de sa mère.
C’est le trauma originel, la mère sacrifiée – chez moi, elle est coupée en deux, et Conann est condamnée à la manger. Un vieux ressort rouillé du cinéma, c’est la vengeance. C’est une structure qui n’est jamais remise en question, on accepte les films de vengeance comme quelque chose de normal. Donc, pour qu’il y ait un désir de vengeance chez Conann, je voulais en faire des tonnes. Cette disposition à la vengeance, Connan va la trahir en tombant amoureuse.
Chaque tableau suit une décennie dans la vie de Conann. Pensez-vous que notre rapport au film évolue suivant notre âge ?
C’est ce que je crois. En vieillissant, les films que j’ai aimés, je continue à les aimer, mais je les perçois autrement. Je peux les revoir régulièrement et, chaque fois, autre chose se révèle à moi. J’aime qu’un film ne se donne pas entièrement la première fois.
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Comment avez-vous imaginé le personnage de Rainer, un chien des enfers qui photographie Conann tel un paparazzi ?
Je lui ai donné la silhouette de Rainer Werner Fassbinder ; il peut aussi évoquer Helmut Newton pour son regard érotisant sur Conann. En même temps, il a l’allure d’un photographe de guerre, avec ce côté très ambigu : on se demande s’il n’est pas voyeur, même si son témoignage est nécessaire. Rainer est celui ou celle qui va rafraîchir la mémoire de Conann, qui va acter ses pires moments. Il est assez marqué par La Planète des singes [de Franklin J. Shaffner, sorti en 1968, ndlr] dans lequel les prothèses portées par les acteurs sont très expressives tout en ayant cette animalité.
Nathalie Richard, qui joue l’une des Conann, est une actrice très importante dans les films de Jacques Rivette. Ce dernier, qui comme vous a beaucoup travaillé la matière temps au cinéma, est-il un cinéaste important pour vous ?
Oui, j’y pense tout le temps parce que son rapport aux actrices, au récit, et même à un certain onirisme dans des films comme Céline et Julie vont en bateau [sorti en 1974, ndlr] ou Duelle [sorti en 1976, ndlr], je l’ai aussi de manière très prégnante dans ce que je fais. Le fait que Nathalie Richard vienne de chez Chantal Akerman [elle jouait la coiffeuse dans Golden Eigthies, 1986, ndlr] me touche aussi. La Conann jouée par Nathalie, je la vois comme la fusion de deux actrices : Delphine Seyrig et Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule [de Billy Wilder, sorti en 1951, ndlr]. Elle est capable de porter en elle la mémoire des actrices du passé.
Dans une séquence du film, Conann donne son corps à manger à de jeunes artistes pour continuer à vivre à travers eux. Comment cette question de la transmission vous travaille-t-elle ?
Je désire que mes films puissent continuer à toucher les générations futures, à avoir un écho, à être compris, appréciés. J’aime les films qu’on voit, qu’on revoit. Le cinéma doit hanter, marquer durablement.
Conann de Bertrand Mandico, UFO (1 h 45), sortie le 29 novembre
Photogrammes (c) UFO
Portrait : Julien Liénard