Comment « Killers of the Flower Moon » réinvente la relation DiCaprio-Scorsese

Sixième collaboration entre Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio (mais la première depuis dix ans), « Killers of the Flower Moon » renouvelle brillamment les enjeux de cette filmographie commune. Retour sur ce duo qui n’aura eu de cesse de montrer les multiples visages démoniaques de l’Amérique.


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Après cinq films tournés ensemble en à peine dix ans (de Gangs of New York au Loup de Wall Street, sorti en 2013), Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio représentaient au milieu des années 2010 un duo cinématographique bien identifié et quasiment entré dans une forme de routine. Mais après dix années passées sans tourner ensemble, les deux artistes se retrouvent enfin dans Killers of the Flower Moon, œuvre brillante qui permet de renouveler leur relation artistique mais aussi d’approfondir et d’éclairer d’une lueur inédite leur filmographie commune.

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GANGS OF NEW YORK (2003) : PREMIERS PAS

Tout commença donc avec Gangs of New York, sorti en France début 2003. Encore étroitement lié à l’époque à ses rôles de jeune premier dans Roméo + Juliette ou Titanic, Leonardo DiCaprio cherchait à casser son image, tandis que Martin Scorsese souhaitait de son côté injecter du sang neuf à son cinéma et à entamer le 21ème siècle cinématographique avec une grande fresque historique relatant les origines de la violence en Amérique.

Au début du récit, situé en 1846, le petit Amsterdam Vallon assiste à la mort de son père (Liam Nesson), tué par Bill Le Boucher (Daniel Day-Lewis). Devenu orphelin, le garçon est envoyé en maison de redressement et une ellipse de seize ans nous montre soudain le personnage devenu adulte. Le premier plan de Leonardo DiCaprio dans le cinéma de Scorsese montre ainsi l’acteur debout devant une croix écoutant le discours d’un révérend. « C’est ici que tu as grandi. Et l’enfant que tu étais est devenu un homme. Etouffe en toi les turpitudes de ce monde, l’immoralité, l’impureté, les passions, les vengeances. Le Seigneur t’a pardonné. »

Les premiers mots de DiCaprio sont alors « Merci révérend », suivis d’une accolade à cet homme d’église. La métaphore est limpide et l’arrivée du comédien chez Scorsese représente une accélération du temps, un passage à l’âge adulte d’acteur. Scorsese, de 32 ans l’aîné de DiCaprio (le réalisateur est né en novembre 1942 et le comédien en novembre 1974), semblait devenir là une figure paternelle symbolique pour un DiCaprio en quête de maturité artistique.

Au cours d’un parcours sanglant qui voit notamment le personnage accomplir sa vengeance en tuant Bill Le Boucher, la voix-off de DiCaprio concluait le film avec amertume. « Pour ceux d’entre nous qui avions vécu et péri en ces jours de fureur, c’était comme si tout ce que nous avions connu avait été doucement balayé. Malgré tous nos efforts pour rebâtir la ville, la postérité ignorerait jusqu’à notre existence. »

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AVIATOR (2005) : L’ENVOL

Après avoir joué cette figure vouée à l’oubli, c’est un individu bien plus connu qu’incarne ensuite DiCaprio pour Scorsese dans Aviator. Celle d’Howard Hughes, célèbre constructeur aéronautique, homme d’affaires, séducteur, producteur et réalisateur qui symbolise tout le succès de l’Amérique capitaliste du 20ème siècle. Scorsese illustre avant tout les failles de ce personnage qui souffre de troubles obsessionnels compulsifs et d’angoisses profondes. S’appropriant ce biopic pour le rattacher à des grands motifs de son cinéma (les séquences où DiCaprio se lave les mains jusqu’au sang rappellent le court-métrage de jeunesse de Scorsese, The Big Shave), Scorsese faisait alors définitivement de DiCaprio une figure iconique de sa filmographie sulpicienne. Au point que les deux comparses se retrouvèrent à nouveau deux ans plus tard pour Les Infiltrés, où les cartes furent quelque peu rebattues.

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LES INFILTRÉS (2006) : L’ISOLEMENT ULTIME

Dans ce remake où il est aussi question de figures paternelles symboliques, DiCaprio n’est plus l’unique star au centre. Il n’apparaît ainsi qu’après les personnages de Frank Costello (chef criminel joué par Jack Nicholson) et Colin Sullivan (truand qui s’infiltre dans la police, joué par Matt Damon). Dans le rôle de Billy Costigan, policier qui va être amené à s’infiltrer au sein de l’organisation criminelle qui contrôle le sud de Boston, DiCaprio est d’emblée montré comme un personnage engoncé et limité de toutes parts.

La mise en scène de Scorsese insiste ainsi sur sa vulnérabilité et sa solitude. Quand sa mission d’infiltration lui est annoncée par les policiers joués par Martin Sheen et Mark Wahlberg, de courtes visions ressemblant à des flash-backs s’insèrent et dévoilent la misère familiale du personnage. Il sera aussi reçu par une psychiatre (Vera Farmiga) à qui il confie ses tourments et ses sensations d’écrasement, ce qui déclenchera à nouveau de brefs flashs qui rompent la continuité narrative – et où l’on voit à quel point il vit mal la violence physique à laquelle le confronte son infiltration. Surtout désireux de retrouver son identité, ce personnage peine à exprimer ses émotions et connaîtra un destin tragique à force de dissimulation.

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SHUTTER ISLAND (2010) : DOUBLE-FACE

Trois ans plus tard, DiCaprio jouait le personnage principal de Shutter Island, où le scénario plein de rebondissements faisait du personnage un « rat coincé dans un labyrinthe » (comme le lui dira à un moment un prisonnier). Marshal débarquant en 1954 pour une enquête sur une île où se trouve un hôpital psychiatrique de haute sécurité, Teddy Daniels est présenté d’entrée de jeu comme un héros mal en point, cerné et hanté par des images traumatisantes, celles de la libération du camp de concentration de Dachau qu’il vécut en 1945 alors qu’il était soldat.

Pétrifié par ses souvenirs, mais aussi dépossédé de son nom, ce personnage vit dans l’illusion et le déni avant que n’éclate l’invraisemblable vérité sur ses agissements meurtriers. Passant par le cinéma carcéral et paranoïaque, ce film émotionnellement chargé assumait de faire définitivement du visage de DiCaprio une incarnation du dédoublement de personnalité et de la malédiction humaine. Jusqu’à cette question finale : vaut-il mieux vivre en monstre ou mourir en homme de bien ?

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LE LOUP DE WALL-STREET (2013) : SATIRE CASH

Ce thème du pêché et des agissements néfastes fut abordé sous une autre forme en 2013 avec Le Loup de Wall Street, où le comédien incarnait le courtier en bourse Jordan Belfort, arnaqueur ayant rapidement accédé à la fortune avant d’être rattrapé par le FBI. Incarnation de la folie financière des années 1980 et 1990, le film développait autour de la figure de DiCaprio tout un jeu d’ambiguïtés grâce notamment à un humour désopilant qui était jusqu’ici absent de la collaboration DiCaprio-Scorsese.

Revendiquant un ton burlesque et clownesque, le film s’appuie par exemple sur le second rôle Jonah Hill pour pousser DiCaprio vers des sommets comiques dévoilant combien le personnage est ligoté par ses agissements criminels tout en rêvant constamment de s’échapper et de contourner les lois. Vivant dans un aveuglement permanent, le personnage n’en était que plus fascinant.

Le tour de piste semblait donc complet avec ces cinq collaborations et le portrait de l’avidité, de la violence et du déchirement entre bien et mal propres à l’Amérique scorsesienne paraissait avoir trouvé toutes les incarnations possibles à travers la figure de Leonardo DiCaprio. Mais c’était sans compter sur Killers of the Flower Moon, première collaboration du duo depuis dix ans qui voit DiCaprio revenir cette fois auréolé d’un Oscar du meilleur acteur (obtenu en 2016 pour The Revenant) tandis que Scorsese était entretemps allé voir du côté de Netflix et avait retrouvé pour The Irishman Robert De Niro, son ancien acteur fétiche avec qui il n’avait plus tourné depuis Casino en 1995.

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KILLERS OF THE FLOWER MOON (2023) : RETROUVAILLES (ET CULPABILITÉ)

KILLERS OF THE FLOWER MOON (2023) : RETROUVAILLES (ET CULPABILITÉ)

Killers of the Flower Moon raconte comment, au début du XXème siècle, le pétrole a enrichi le peuple amérindien des Osages avant que la convoitise d’hommes blancs ne vienne semer le chaos et la mort au nord de l’Oklahoma. Leonardo DiCaprio interprète ici Ernest Burkhart, vétéran de la guerre de 1914-1918 venu travailler chez son oncle William Hale (Robert De Niro), puissant éleveur de bétail.

Scorsese met ainsi pour la première fois dans son cinéma Robert De Niro sur le chemin de DiCaprio, comme pour l’encercler, le chapeauter et remettre en perspective ses précédents rôles. Ernest va en effet être écrasé tout au long du film par ce maléfique oncle qui l’incite à se marier avec la riche Osage Molly (excellente Lily Gladstone) pour des raisons bassement financières. Dévoilant un esprit naïf et manipulable, le personnage de DiCaprio va se plier aux stratagèmes meurtriers de son oncle (qui donnera notamment une violente fessée à son neveu afin qu’il lui obéisse) et va lentement détruire la santé de Molly, pourtant objet de son amour et mère de ses enfants.

Leonardo DiCaprio n’est à aucun moment ici une incarnation toute-puissante du self made-man et du rêve américain mais bien un personnage médiocre et englué dans une toxicité politique cauchemardesque (avec en ligne de mire le cruel sort subi par la communauté amérindienne, thématique totalement nouvelle dans la filmographie de Scorsese). Les failles intimes du personnage ne sont pas ici des sources d’un égarement de soi-même, mais bien l’incarnation d’un crime collectif commis en toute conscience et à des fins froidement stratégiques.

Loin du visage innocent et angélique de ses débuts, DiCaprio devient plus que jamais ici une figure grimaçante et dévorée par des rictus coupables. Le duo DiCaprio-Scorsese tend ainsi à un public éclairé (en dix ans, Hollywood et la perception politique de l’histoire américaine ont radicalement changé) un constat lucide où il ne s’agit plus de dépeindre une chute individuelle mais d’embrasser l’histoire nationale d’une violence exercée par une communauté sur une autre. Dans la dernière partie du récit, une séquence en prison illustre parfaitement l’ambition du projet de Scorsese.

Tandis que le personnage de Robert De Niro estime que toute la série de meurtres vue dans le film n’est qu’une histoire ordinaire qui sera vite oubliée, celui de Leonardo DiCaprio déclare à l’inverse qu’il n’y a rien d’ordinaire ni d’acceptable dans cette violence. Soumis comme souvent à un conflit intérieur, DiCaprio devient définitivement ici un agent de l’exploration de la mauvaise conscience de l’Amérique, pointée par un Scorsese qui s’inclut lui-même dans le film et se montre à la fin en train de narrer les effets néfastes d’un système colonial qui a mené aux inégalités historiques et aux crimes collectifs. Au bout des 3h26 de Killers of the Flower Moon, la filmographie commune de DiCaprio et Scorsese n’en devient que plus précieuse et mémorable.