Cet article a été initialement publié en 2023.
Chez Pedro Almodóvar (Talons aiguilles, Tout sur ma mère), Marisa Paredes a incarné la renaissance postfranquiste, à travers d’inoubliables héroïnes – souvent des mères impitoyables et affranchies, des artistes tourmentées prêtes à tout pour vivre leur passion. Au Festival Lumière de Lyon, l’actrice espagnole nous a parlé, dans un intimidant mélange de douceur et de force, de son intransigeant désir de liberté.
Vous êtes née à Madrid, sur la Plaza de Santa Ana. Il paraît que vous regardiez les comédiens passer à votre fenêtre. C’est par ce rituel du spectacle que vous êtes arrivée par le jeu ?
Il y avait trois théâtres, sur cette place madrilène où je suis née [en 1946, ndlr]. Naturellement, tous les enfants jouaient sur cette grande place sans voitures, que les comédiens traversaient pour aller travailler. J’étais petite, mais je me disais déjà : « Il y a une autre vie quelque part par-là, qui peut tout changer. » A cette époque, c’était le franquisme. Tout était noir, gris, terrible, cerné par une sensation d’angoisse. Immédiatement, il y a eu cette envie d’être là, d’appartenir à cet univers.
Il y avait des Toréadors. Est-ce que cette image du costume, de la transformation, a influencé le regard de l’enfant que vous étiez ?
Des danseurs de flamenco aussi… Oui bien-sûr, c’était magique. Avec le soleil, les couleurs des vêtements devenaient dorés. C’était formidable, c’est un spectacle qui m’a beaucoup impressionnée.
Vous avez connu l’Espagne franquiste, période sombre pendant laquelle les perspectives des femmes étaient limitées. Le théâtre était une façon d’échapper à ce destin ?
C’était terrible. On avait sans cesse l’impression que quelqu’un nous suivait [en 1939, le général Franco et ses partisans, pour la plupart des militaires conservateurs, instaurent un régime politique dictatorial, qui prendra fin à la mort de Franco, en 1975. Le franquisme se caractérise par plusieurs valeurs caractéristiques du fascisme : le nationalisme, le catholicisme comme religion d’Etat, la restriction de la liberté d’opinion, ndlr] En même temps, un silence de plomb pesait à cette époque : personne ne nommait la guerre. Le théâtre, c’était la liberté, une rare possibilité de s’enfuir. Ça m’a donné une sécurité, même si j’aurais adoré continuer à étudier – j’ai arrêté l’école à 11 ans. Surtout que la majorité des femmes, à l’époque, était fixée à 21 ans.
Quand j’ai commencé à faire du théâtre à 15 ans, dans la compagnie de Conchita Montes [grande actrice et metteuse en scène espagnole, connue notamment pour ses rôles chez Edgar Neville, ndlr], il fallait que j’aie l’autorisation de mon père pour faire des tournées. Les droits des femmes en Espagne, à cette époque, c’était le néant. J’ai tout imprimé dans ma mémoire, tous les changements de la société… S’il y avait un problème d’agression physique, de maltraitance, les femmes perdaient toujours le bras de fer. Cette phrase revenait tout le temps : « Qu’est-ce que vous avez fait pour mériter ça ? » Porter des pantalons était très mal vu. Pendant le franquisme, les femmes étaient reléguées aux travaux domestiques, ou étaient femmes de ménage. Ma propre mère était concierge… Ma sœur a commencé à travailler à 16 ans dans une pharmacie, elle gagnait si peu, alors que mon frère gagnait plus. La conscience de classe, je la porte depuis toujours.
Talons aiguilles de Pedro Almodóvar (c) Tamasa
Il paraît que vous avez fait la grève de la faim à 15 ans, pour prouver à vos parents votre détermination à être actrice.
J’avais trouvé la possibilité de faire du théâtre avec Conchita Montes. Mon père était contre. Pendant le franquisme, être artiste, c’était tomber dans la merde, la prostitution, la bohème, la décadence. Je me suis enfermée dans ma chambre, déterminée à ne plus parler jusqu’à ma majorité. C’est à partir de là que ma mère m’a soutenue, elle disait à mon père : « Regarde la petite, elle va mourir si elle ne fait pas ce métier. » Elle s’est engagée à venir me chercher à la sortie du théâtre, tous les soirs, après les représentations tardives qui finissaient à 1 heure du matin. Ma mère est la première féministe que j’ai connue. Je lui dois tout, tout est arrivé grâce à elle.
Vous avez débuté au théâtre, puis êtes devenue une vedette de télévision en jouant des pièces de Dostoïevski, Beckett, Tchekhov. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ces textes ?
Tolstoï, Lorca, Lope de Vega, tous ces auteurs subversifs et extraordinaires faisaient l’objet d’adaptations théâtrales pour la télévision. A l’époque, la télé, c’était quelque chose de cultivé, la possibilité de faire du théâtre d’une manière très libre. Grâce à ces textes, ma formation d’actrice a été formidable. Ma manière d’interpréter, de jouer, était très intense, passionnel. Surtout qu’à ce moment-là, les réalisateurs de télé cherchaient toujours beaucoup de comédiens dramatiques. Soudain, ça devenait la possibilité de s’exprimer à travers les mots des autres. Malheureusement, tout ça a disparu en Espagne. La télé ne diffuse plus que des concours de cuisine et de mode… Du divertissement moins intéressant, moins culturel. C’est dommage, parce que ces moments de théâtre à la télé étaient démocratiques, permettaient à ceux qui n’avaient pas les moyens d’y aller physiquement de penser, de sentir, à travers une autre vision.
Chez Pedro Almodóvar, avec qui vous avez tourné quatre films (Dans les ténèbres, Talons aiguilles, La Fleur de mon secret, Tout sur ma mère) vous avez souvent joué des femmes artistes carriéristes, parfois cruelles, dont la vie affective était chaotique. Qu’est-ce qui vous résonne en vous chez ces personnages ambivalents ?
La vie en fait ! La vraie humanité est ambivalente. On essaye toujours d’être fermes, mais la vérité est changeante, volubile. Les couleurs contrastées, c’est comme un arc, un spectre de sentiments. L’amour se mélange parfois à beaucoup de colère. La nature humaine est terrible.
La Fleur de mon secret de Pedro Almodóvar (c) Tamasa
Est-ce que Pedro Almodóvar a participé à construire votre féminisme, à travers ces figures complexes, émancipées ?
Le féminisme, je l’ai toujours eu en moi. En regardant la force de ma mère, la place, malheureusement malmenée, des femmes, dans l’histoire. Pedro Almodóvar a toujours eu cette sensibilité. Il était imprégné de ça, moi aussi : c’est ce qui a fait, entre autres, la force de notre rencontre. Mais Pedro a aussi montré pour la première fois l’homosexualité, la bisexualité, les personnes transgenres et LGBTQ+ de façon normale. Il était en avance sur tous les autres, à l’avant-garde. Il a une manière magnifique de voir toute la complexité de la réalité.
« Sans Marisa, j’aurais joué moi-même ces rôles », a-t-il déclaré. Comment comprenez-vous cette phrase ?
Je crois qu’il s’est joué entre nous une vraie réincarnation, via l’interprétation. Nous avons une façon de communiquer très étroite. Je lui demandais toujours : « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? » Et je le faisais, le plus précisément possible. L’acteur est un instrument humain qui doit donner toutes les possibilités au personnage d’exister. Il faut chercher ce qu’est un personnage, mais surtout ce qu’il n’est pas – ce qu’il pense, mais surtout ce qu’il ne pense pas. Je comprends très bien les personnages de Pedro. Dans La Fleur de mon secret par exemple, j’avais senti que le personnage de Leo Macías [une romancière qui signe sous pseudonyme des romans roses, et se retrouve un jour incapable d’écrire des bluettes face à l’implosion de son couple, ndlr] vivait une situation similaire à certains moments de crise vécus par Pedro en tant que créateur. D’ailleurs, ce film incarne un moment de doute, de changement pour Pedro. Alors qu’il faisait beaucoup de mélodrames, un peu à la façon de Douglas Sirk, il s’attaquait ici à un récit plus sombre, noir.
Certains lui ont reproché d’abandonner son humour. Pas du tout : il y a toujours chez Pedro un sens de l’humour très précis, très clair, même caché. Mais comme dans la vie, le drame prend parfois le dessus, est plus fort que l’humour. Tout cela correspond à ce qu’il vivait en tant qu’artiste en crise, et sur ce film, mon personnage de Leo était un peu le double de Pedro. Je raconte toujours que sur le tournage, je porte un pull-over vert qui appartenait à Pedro.
Tout sur ma mère de Pedro Almodóvar (c) Tamasa
Vous avez été présidente de l’Académie des sciences et des techniques du cinéma espagnol entre 2002 et 2003. La défense d’un cinéma national, c’est quelque chose qui vous tient à cœur ?
L’Académie a pour objectif premier de défendre et de protéger, de rendre visible le cinéma espagnol. Mais il doit aussi protéger les droits de ses techniciens, de ses acteurs… A ce moment-là, j’ai saisi toute la problématique du secteur du cinéma espagnol, sa portée politique. Surtout qu’en 2002, les acteurs espagnols ont manifesté leur opposition au gouvernement du président José Maria Aznar, qui soutenait George W. Bush dans sa guerre en Irak [cette opposition à la guerre a notamment perturbé la cérémonie des Goya cette année-là, ndlr]. Toute la profession disait non à cette injustice – surtout que cette guerre cachait un mensonge, celui des armes irakiennes. A cette époque, Jeanne Moreau manifestait dans la rue avec nous, car elle était venue recevoir un prix international en Espagne. C’était un mouvement fort, énorme – après ça, la droite a perdu les élections.
Ce n’est pas le seul moment de résistante politique de votre carrière. Pendant Mai 68, il paraît que vous étiez à Paris sur les barricades.
A l’époque, je jouais La Comédie sans titre de Federico Garcia Lorca [dernière pièce du dramaturge espagnol, exécuté en 1936 par les fascistes, ndlr] au Théâtre de l’Odéon. Je fréquentais un peintre qui m’a initié à la révolution… La France, c’était pour moi le pays de la liberté des artistes.
Récemment, vous avez alerté sur la montée de l’extrême droite en Espagne, à travers le Parti Vox, qui a réalisé une percée aux élections municipales, et du très conservateur Parti Populaire, qui domine le Parlement avec une majorité de sièges.
Ces deux coalitions entretiennent des rapports problématiques avec la censure. L’extrême droite espagnole avait prévenu que si elle arrivait au pouvoir, elle quitterait, abandonnerait le ministère de la Culture. Ces politiques sont contre la culture car ils en ont peur : la culture critique, questionne, est une prise de distance – tout ce qu’ils nient.
Portrait ©Jean Luc Mège pour le Festival Lumière