Comment en es-tu venue à cet art du portrait, de l’autoportrait, que tu travailles autant dans tes photos que dans tes films ?
Quand j’ai commencé la photo, je n’avais personne à qui proposer d’être modèle. J’avais un peu honte de partager mes idées. J’étais toute seule dans ma chambre, donc j’ai commencé à poser. Mes tous premiers essais, c’étaient des autoportraits dans lesquels j’expérimentais des effets de lumière sur mon visage. Le portrait, je le relie à quelque chose d’un peu solitaire, au fait d’avoir le contrôle sur tout. Même quand on le fait à plusieurs, avec Dita Von Tears dans Lumières et phares d’autrefois, ou avec Rose Walls dans Visions d’acide, ça reste quelque chose d’assez clos.
Il y a un fort rapport à l’individualité dans mon travail, je n’arrive pas encore à filmer de groupes. Je relie beaucoup ça à mon parcours, au rapport à mon corps, mon espace. La manière dont je gère l’espace, c’est tellement personnel. Ça se rattache à une manière de raconter les corps trans, d’avoir un discours politique dessus – car toutes les transitions, les expériences trans sont individuelles.
Tes portraits ont tantôt l’air d’être éclairés à la bougie, tantôt on a l’impression qu’ils sont réalisés avec des moyens beaucoup plus contemporains, comme des appareils de prises de vue thermiques. Comment tu travailles ce trouble ?
Ma grosse angoisse, c’est de faire du vintage. Je suis influencée par beaucoup de films, ceux de Mario Bava ou Jess Franco, qui renvoient à des façons d’éclairer des années 1960-1970. Mais je suis aussi inspirée par des photographes hyper actuels. Je vois vraiment mon travail comme la possibilité de tirer profit d’influences anciennes, tout en me les appropriant via l’étalonnage numérique. J’ai grandi avec la manipulation d’images, avec le jeu vidéo aussi. Très tôt, j’ai été touchée par les couleurs parfois hyper saturées des jeux vidéo.
Celui auquel j’ai le plus joué dans ma vie, c’est Wizard 101 [un jeu en ligne dans l’univers de la sorcellerie, ndlr.] Quand je montre ça à mes copines, elles me disent que c’est abusé, il y a trop de couleurs. J’ai du mal à me projeter sans couleurs. Quand j’étais petite, je prenais les films de Mario Bava et je cherchais les timecodes où il y avait le plus de couleurs dans l’image. C’était flamboyant, ça dégoulinait de partout. J’avais récupéré un vidéoprojecteur de salle de classe, j’y mettais les couleurs les plus vives possibles, et je les projetais sur mon visage.
Dans Nos lèvres sont les miennes, tu remontes des séquences de meurtres de femmes dans les giallos. Comment voulais-tu revisiter ces images violentes ?
Petite, j’ai ingéré plein d’images, et je me suis rendu compte très tôt que j’adorais ce rapport à la violence hyper stylisé, le fait d’ouvrir les corps en deux, d’aller chercher à l’intérieur. J’ai questionné ce goût tardivement, en même temps que j’ai transitionné. Ce qui me fascinait, c’est qu’un corps fem puisse recevoir autant de violence et autant se relever. On peut faire un parallèle un peu gros mais très vrai sur le fait de transitionner : ton corps subit des violences dans l’espace public, dans le milieu médical, dans l’ordre social, mais tu continues d’avancer, de modifier ton rapport au monde, à l’espace. Ce rapport purement physique à l’espace, l’idée de continuer comme une machine, me passionne. Tu n’es pas déconnectée de tes émotions, mais ton corps prend le dessus, il réfléchit à ta place. Il se réapproprie la violence comme un carburant. Ça me fascine.
Dans un post Instagram tu as écrit « Chaque nouvelle idée, mouvements, couleurs, mise en scène sont les armes dont je dispose pour m’approprier mon identité qui aura toujours été interprétée à ma place. » Comment tu raconterais cette réappropriation ?
Je me suis rendu compte que, dans leur construction, les personnages féminins sont souvent désignés comme coupables d’être des victimes. Mais ces héroïnes ont beau être englobées dans le sexisme de l’écriture et de la mise en scène, il y a toujours un élément camp qui les rend hyper fortes. Pour moi, ça passe par l’incarnation des actrices, mais aussi par le fait qu’elles soient désignées comme folles. Isabelle Adjani dans Possession d’Andrzej Żuławski, Elizabeth Taylor dans Soudain, l’été dernier, elles sont coupables d’avoir leur propre vision de la famille, du sexe, de l’amour, coupable d’être à l’endroit de féminité où elles sont. La folie, ça devient alors le point de départ pour être libres. C’est là où je connecte. Avant, même encore aujourd’hui, il y avait tellement de choses qui me bloquaient artistiquement – j’avais peur que tout le monde me dise qu’il y a trop de lumières artificielles, de décors de studios, de maquillages… Ces rôles féminins-là me parlent énormément, elles me donnent un élan. Elles n’ont plus besoin de se justifier, elles sont arrivées à un point d’expression d’elles-mêmes complètement fou.
Dans tes films, Visions d’acide ou Nos Lèvres sont les miennes, on retrouve beaucoup ce motif du couteau. Qu’est-ce qu’il t’évoque ?
Un truc qui m’avait trop marquée quand j’étais petite et que j’ai vu les films de Dario Argento, c’était quand on m’avait expliqué que, ce qui l’obsédait en tant que réalisateur, c’était rentrer dans les choses. Pas seulement dans les corps, mais dans les maisons, les sous-sols… Tous les espaces devenaient des corps. De manière un peu obsessionnelle, mon esprit en construction a fait une fixette là-dessus. Pour les couteaux dans mes films, ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’ouvrir pour trouver quelque chose, mais l’action même de gratter, déconstruire, d’épurer de manière baroque.
« Visions d’acide »
Il y a un fort rapport au conte dans tes films, où on trouve souvent l’idée de quête…
Quand j’étais petite, j’étais vraiment abreuvée de contes. Je suis fascinée par la manière dont le conte permet de s’adresser avec une simplicité narrative très épurée à l’esprit d’un enfant, de toucher un point très sensible dans sa construction, dans son rapport à l’espace. Le Petit chaperon rouge, ça parle aussi du corps d’un enfant, de la manière dont celui-ci évolue dans la forêt, ce que le personnage ressent à ce moment-là, quels sont ses doutes vis-à-vis de ça, comment il le situe par rapport au monde adulte. J’ai découvert Angela Carter [l’autrice de La Compagnie des loups, ou de Feux d’artifice, ndlr] une des œuvres littéraires qui m’a le plus marquée récemment. Elle fait des relectures des contes de Perrault et des frères Grimm, mais avec une écriture hyper corrosive, directe, sur la femness. Dans sa nouvelle Louve Alice elle réinvestit Le Petit Chaperon rouge mais en parlant de transition.
Tu parles de simplicité. Or, il y a quelque chose dans tes films qui évoque les premiers temps du cinéma, les jeux sur l’apparition, la disparition.
C’est drôle parce que ce sont des films avec lesquels aujourd’hui je n’ai aucune connexion. Mais je pense qu’inconsciemment ça m’a influencée. Enfant, j’adorais Méliès, Max Linder… Ce qui me touche aujourd’hui plus directement, ce sont les films de Kenneth Anger, qui est leur héritier direct, et qui leur rend hommage. J’ai vu certains de ses films, Eaux d’artifice (1953) ou Rabbit’s Moon (1972) au même âge que ceux de Méliès. Dans Eaux d’artifice, tout le film est bleu. Et à un moment, comme une apparition, un personnage sort un éventail jaune. Je me souviens que toute petite, je harcelais mon père à chaque vision : « Quand est-ce que c’est jaune ? Quand est-ce que c’est jaune ? » J’étais obsédée par ça.
On trouve aussi dans ton travail quelque chose qui évoque les cultures visuelles des musiques industrielles, post-punk, dark wave, qui ont aussi à voir avec le BDSM. Comment tu as commencé à explorer ça ?
J’ai un grand goût pour le gothique, mais pour moi, c’est assez loin de quelque chose d’industriel. Je le relie plus aux ruines, aussi au genre musical pour lequel j’ai une grande obsession, l’hyperpop. Je me suis vraiment construite avec les sons de Charli XCX, de Sophie, d’Arca. Pour moi, ces sonorités sont complètement visuelles. L’album Pop 2 de Charli XCX, il y a cette couverture d’album très chromatique, qui rappelle justement quelque chose d’industriel… Je pense que j’ai relié cette musique à des sensations, des images que j’aimais. Avec Dita Von Tears, on parle peu en termes de références visuelles.
On va dire « Tu, vois, dans tel morceau d’Arca ou de Sophie, ce son qu’elle utilise, ça m’évoque… » Un truc très fort dans mon rapport au son, c’est la découverte, très jeune, des films d’Hélène Cattet et Bruno Forzani [Amer, L’Étrange couleur des larmes de ton corps, ndlr…] Ce sont les montages sonores les plus brillants que j’ai vus de ma vie. Tu as des corps qui claquent, qui se tendent, qui s’étirent, constamment accompagnés de bruits de matières, qui n’ont rien à voir avec les sons du réel. Tu peux avoir des corps qui font des bruits de chaînes…
Le travail de chorégraphie traverse aussi tous tes films. Quel est ton rapport à la danse ?
Sur mon clip Lust For Life pour le groupe Hermetic Delight, j’avais voulu travailler avec quelqu’un à la chorégraphie, parce que je ne me faisais pas confiance là-dessus. En fait, on n’a pas eu le temps pour des raisons pratiques et, la veille, j’ai fait un mail explicatif de tout ce que j’avais en tête pour la danse. Ça m’a donné confiance, et j’aimerais de plus en plus explorer la danse. Je sais d’où ça vient : à l’adolescence, j’étais souvent toute seule avec mon ordi dans ma chambre, à regarder des clips et des lives toutes les nuits. C’est un truc de culture queer super fort, je pense. Il y a certains clips que je connais au plan près, comme ceux de Lady Gaga. Récemment, je revoyais celui d’Alejandro, et je me disais que c’était une des images qui avait infusées le plus tôt.
Tes films ne suivent pas de narration linéaire, ils proposent des fins très ouvertes. La forme du clip que tu as explorée pour Hermetic Delight, Thx4Crying, ou Dita Von Tears te permet-elle d’affirmer ce goût ?
L’idée de ne pas imposer de réponse, ça vient d’une autre de mes influences, la littérature fantastique. Souvent dans ce genre, le twist, c’est qu’il n’y a pas de twist. C’est ton imagination qui va faire le reste – ça rejoint ce que je disais sur le fait de creuser, et de ne rien trouver. Effectivement, le clip est génial pour ça, tu peux vraiment poser des doutes sans les enrober dans de la narration. Sur le clip de Dita Von Tears ou dans Visions d’acide, j’ai l’impression que, dès le début, on sait qu’il n’y aura pas de résolution. La réponse, elle m’importe peu. Moi-même, je n’ai pas de réponse sur quoi que ce soit.
Tu trouves une beauté dans cette suspension, cet inaboutissement ?
Oui personnellement, j’aime les perspectives hyper ouvertes, qui vont dans tous les sens. C’est un peu comme ça que je ressens le spectre du genre aussi, je n’ai pas envie de me raconter. Pour moi, c’est ouvert, indéfini, c’est juste un carcan de la société qui nous force à nommer. Moi-même, quand je parle de mon travail en commissions ou dans des festivals, je dois souvent mettre des mots dessus, donc indirectement sur moi. On me demande : est-ce de la femness ou la butchness ? Moi, je ne me vois pas comme l’une ou comme l’autre.
Sur Instagram, tu as posté une page de Frankenstein de Mary Shelley en disant qu’elle était la clé du clip Lumières et phares d’autrefois, que tu as réalisé pour Dita Von Tears. Peux-tu m’en dire plus ?
Je le lis en ce moment, et je suis tombée sur ce passage qui résonne beaucoup avec le clip. C’est le moment où Mary Shelley décrit une tempête orageuse, où la créature se dévoile entre deux éclairs. J’ai trouvé ça complètement fou parce que c’est tout le principe sur lequel on a travaillé avec Jule’s Musch la monteuse du clip – cette idée d’utiliser les éclairs pour oublier la notion de raccord. Tu peux avoir une image avant, une autre après, avec l’éclair si ce n’est pas raccord, on s’en fiche. Dans ce passage, le surplus d’éléments, la foudre, la tempête, ça rejoint l’idée de surpassement de soi, du corps livré à la nature. Je n’avais pas envie que cette lutte se fasse contre quelqu’un. J’aime beaucoup l’idée de la nature comme élément d’affrontement.
« Lumières et phares d’autrefois »
Tu t’es inspirée de Bound des sœurs Wachowski pour marquer la sensualité de Lumières et Phares d’autrefois. Qu’est-ce qui te marque dans ce film ?
Ce qui est jouissif dans Bound, c’est que les sœurs Wachowski n’ont pas peur d’embrasser les codes de l’érotisme, voire du porno, très littéralement. Leur façon de filmer le sexe, ça me fait comme un shot d’adrénaline, de hornyness… Le désir lesbien, je ne l’avais jamais vu filmé comme ça. Pour moi, Bound, c’est le film-somme de la queerness ces dernières années. Parce que dans le film, plus tu es butch, plus tu es fem, et plus tu es fem, plus tu es butch. Je trouve ça trop bien. J’adore, parce que j’ai ce même désir d’y aller à fond, avec des mises en scène franches, qui peuvent paraître énormes. Le fait d’assumer cette voix, cette honnêteté, ça me parle beaucoup. Je pense que ça a à voir avec le fait de ne pas essayer de cadrer, de contrôler son identité.