Jonathan Millet : « En tant que spectateur, rien ne me plaît plus que d’être surpris »

[INTERVIEW] Pour sa première incursion dans la fiction, le documentariste s’attaque à une histoire vraie : après la guerre en Syrie, des cellules secrètes ont été mises sur pied pour traquer les criminels de guerre du régime de Bachar al-Assad ayant fui le pays. Présenté en ouverture de la Semaine de la critique à Cannes, « Les Fantômes » impressionne par sa maîtrise et sa capacité à déjouer toutes les attentes, toujours pour le meilleur.


Comment avez-vous trouvé le point de départ de votre film ?

Je travaillais autour des réfugiés de guerre et j’ai suivi beaucoup de Syriens ayant fui leur pays après avoir été emprisonnés. Ils me faisaient des récits extrêmement forts de tortures, de vies brisées. C’est là que j’ai entendu parler de cellules secrètes avec des chasseurs de preuves. J’ai appris que, la communauté internationale ayant refusé d’intervenir en Syrie, des groupes secrets s’étaient formés pour rendre justice. Ils poursuivaient des criminels de guerre du régime de Bachar al-Assad jusqu’en Europe. Là, il y avait un sujet incroyable, dans lequel je pouvais trimballer mes envies de réel.

Vous signez un film très sensoriel, dans lequel l’ouïe ou l’odorat ont presque plus d’importance que la vue…

Cette sensorialité vient d’abord épouser la réalité de la prison, lieu où on se retrouve dans le noir et où tout ce qui compte, c’est l’ouïe, le toucher ou l’odorat. Il fallait aussi pouvoir ressentir exactement ce que ressent Hamid, le personnage principal [interprété par Adam Bessa, ndlr]. C’est aussi pour cela que la fiction m’a semblé être le meilleur moyen de raconter cette histoire : pour transmettre sa perception du monde, j’avais besoin de la musique et du travail sur le son, ces outils qui ne sont pas ceux du documentaire.

Pourquoi avoir choisi d’éviter les flash-back sur les tortures subies par Hamid ?

J’ai décidé de faire un film de hors-champ, dans lequel je fais confiance au spectateur. Le but, c’est qu’il doute en même temps que Hamid, qu’il n’ait aucune information supplémentaire, pour être toujours en éveil. Des flash-back auraient été une manière didactique de dire au spectateur : « Regarde ce qui se passe. » Alors que si chacun va puiser au fond de lui une image de violence, elle sera plus forte que tout ce que je pourrais faire. J’avoue aussi que je n’aime pas ces images déjà vues, et je n’avais pas de manière nouvelle de montrer la torture.

De façon générale, Les Fantômes déjoue toutes les attentes, que ce soit à propos de l’histoire d’amour qui s’offre à Hamid ou de la confrontation avec celui qu’il pense être son ancien bourreau…

En tant que spectateur, rien ne me plaît plus que d’être surpris au cinéma. Parce que dans la vie, en général, les gens ne suivent pas des intrigues toutes tracées. J’ai essayé d’écrire à hauteur d’un personnage qui, de manière assez logique, dévie des endroits attendus. Je sens bien que ce qui m’intéresse dans les films, ce sont les moments ellipsés. Ce n’est pas le mec qui va poser une bombe, mais le moment où il prend un café juste avant d’aller la poser. Par ailleurs, l’histoire d’amour advient. C’est l’histoire de deux personnes qui imaginent ce qu’elles auraient pu vivre ensemble tout en sachant que, là, c’est impossible. Et le spectateur peut aussi l’imaginer, il a la possibilité d’explorer le film.

Comment conjuguer cette retenue et la tension indispensable au film d’espionnage ?

Pour moi, un personnage qui court après une quête suffit à créer un désir d’aller à la scène d’après. J’ai regardé un tas de films plus démonstratifs. Et à tous les endroits où une scène d’action était censée advenir, j’ai décidé d’en montrer une extrêmement simple mais au moins aussi tendue que dans ces films-là. Ça tient beaucoup au fait de retenir l’information, ce qui permet d’arriver à une scène sans savoir si on est face au méchant de l’histoire ou non. On crée aussi de la tension en semant des indices qui demandent toute l’attention du spectateur. Il peut alors sentir qu’énormément de choses se jouent sans que rien ne soit explicité. Dans la scène de la cafétéria, Hamid se lève [pour se rapprocher de celui qu’il soupçonne être son ancien geôlier, ndlr] et on ne sait pas ce qu’il va faire. Partir ? Le poignarder ? Lui parler ? Être devant un film où tout est possible, c’est ça qui crée la tension. On a aussi travaillé très longtemps au montage [avec Laurent Sénéchal, monteur notamment d’Anatomie d’une chute, ndlr] pour créer un film entièrement fluide, avec certes des temps morts à l’intérieur des actions, mais sans aucun vrai moment de calme.

Comment avez-vous trouvé votre acteur principal, Adam Bessa ?

Le casting a été très long parce qu’il me fallait un comédien capable d’exprimer ce qui se passe au plus profond de son personnage. Mais, en même temps, Hamid ment et ne montre jamais ce qu’il pense. Il fallait trouver la juste façon de transmettre ça au spectateur. J’ai rencontré une centaine d’acteurs pendant plus d’un an. Quand j’ai vu Adam, j’ai senti quelque chose qui ressemblait aux tourments que je pouvais imaginer au fond de Hamid. Cela n’avait pas nécessairement besoin d’être exprimé, mais je sentais que cela pouvait être transmis et capté. Ensemble, on a beaucoup travaillé pour retrouver les gestes de celui qui a été en prison, sa façon de se tenir, de se poser, d’ouvrir une porte ou de regarder autour de lui.

Comment s’est passé le travail avec une distribution internationale, dont des acteurs qui ne parlent pas français ?

Pour un comédien, jouer dans une langue qu’il ne maîtrise pas est une source de fragilité. Souvent, il possède un curseur qui lui permet de sentir s’il est juste ou pas. Quand ce n’est pas sa langue, ce curseur ne fonctionne pas. Ce n’était pas facile pour eux, mais ça a donné une petite fébrilité aux personnages. Julia [Franz Richter, actrice autrichienne qui joue un membre de la cellule secrète dont Hamid fait partie, ndlr] ne parlait pas un mot de français, et je suis persuadé que cela lui a apporté une forme d’urgence, une façon de se débarrasser un peu des mots. Pour Tawfeek Barhom [acteur palestinien qui joue Harfaz, que Hamid soupçonne d’être le criminel qu’il cherche, ndlr], c’est pareil, il devait compenser son manque de maîtrise par l’attitude, et cela a créé quelque chose de bien plus nuancé que le jeu de quelqu’un qui aurait été sûr de lui.

Le film trouve son climax dans une longue scène de discussion entre Hamid et Harfaz. Comment l’avez-vous tournée ?

Leur rencontre passe par un grand nombre de nuances, et, pour ça, j’avais besoin de la distendre dans le temps. J’ai d’abord créé la scène sans dialogue, en mettant Adam Bessa et Tawfeek Barhom face à face. Je les ai fait passer par toutes les émotions. Tawfeek arrive à jouer, dans un même regard, quelqu’un d’hyper-rassurant et de profondément inquiétant. Ça ne s’explique pas, c’est juste incroyable. Ensuite, on a pu ajouter des dialogues, qui ne racontent rien en eux-mêmes puisque tout passe par le visuel. Tawfeek est revenu un jour en disant qu’il était capable de tourner la scène en français. Et il l’a jouée en un seul plan de douze minutes. En face, Adam passe par toutes les émotions. On a fait trois prises pour chacun.

Cette scène m’a fait penser à d’autres discussions étirées et marquantes au cinéma, dans les films Hunger (Steve McQueen, 2008) ou Madre (Rodrigo Sorogoyen, 2020). Vous aviez des inspirations pour Les Fantômes ?

Il y avait ces références-là, mais inconscientes. On pourrait aussi citer A Ghost Story [David Lowery, 2017, ndlr]. Créer de la durée instaure un rapport particulier à la scène pour le spectateur, ce temps étiré sacralise un moment. Le plus spectaculaire, c’est peut-être de tenir dix minutes assis. Cela vaut toutes les fusillades. Pour ce film, je ne suis pas écrasé par les références, mais Conversation secrète de Francis Ford Coppola me passionne par l’espace de solitude qui caractérise son espion, et que je plaque, moi, sur un exilé. Je pense aussi à La Vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck, un film qui croit à l’antispectaculaire parce qu’on connaît les enjeux et les risques encourus par les personnages.

Les Fantômes de Jonathan Millet, Memento (1 h 46), sortie le 3 juillet

Image : ©Julien Liénard pour TROISCOULEURS