Jodie Comer : « Je cherche des rôles féminins nuancés, à multiples facettes »

On verra toujours dans ses traits ceux de Villanelle, la géniale méchante de la série « Killing Eve », dans laquelle elle déployait un comique slapstick et une large palette de jeu. Au cinéma, l’actrice britannique nous a terrassés dans « Le Dernier Duel » de Ridley Scott (2021) en épouse de chevalier tentant d’obtenir justice. Dans « The Bikeriders » de Jeff Nichols, on la retrouve en femme de l’Amérique profonde des sixties qui crushe sur un motard (Austin Butler), membre d’un club de bikers. L’excellente Jodie Comer nous a parlé de ce nouveau rôle de femme forte.


C’est la première fois que vous tournez chez Jeff Nichols (Take Shelter, Loving). Comment vous êtes-vous retrouvée sur le projet ?

Je jouais dans la pièce Prima facie [de Suzie Miller, à propos d’une avocate spécialisée dans la défense d’hommes accusés de viols et d’agressions sexuelles, dont la vie bascule lorsqu’elle-même est agressée, ndlr] à Londres, et mon agent m’a prévenue que Jeff faisait ce film et qu’il voulait me voir pour en parler. On a fait un Zoom, j’ai lu le script et j’ai appris que c’était inspiré des photographies de Danny Lyon [photographe et cinéaste américain qui a participé au mouvement du Nouveau Journalisme photographique et a publié le livre The Bikeriders en 1967, ndlr]. En googlant, j’ai pu voir des photos de la véritable Kathy [Bauer, ndlr], la femme que j’allais incarner. En échangeant avec Jeff autour d’elle et du scénario, j’ai compris qu’on était sur la même longueur d’onde. Il m’a ensuite fait écouter un audio d’elle de trente minutes – c’était une telle chance de pouvoir l’entendre ! Son dialecte était très particulier et elle avait un véritable don pour le storytelling, ça a fini de me convaincre que je voulais l’incarner.

Vous êtes née à Liverpool et avez grandi en Angleterre. Or, le rôle est très ancré dans la mythologie américaine, puisqu’il suit une bande de motards dans le Midwest des années 1960. Comment vous êtes-vous préparée ?

La chose intéressante avec Kathy, c’était qu’elle-même était très nouvelle dans cet univers. Je n’ai donc pas poussé très loin ma connaissance du monde de la moto… Mon travail a surtout consisté à comprendre d’où elle venait et à réussir à parler à sa manière. J’ai travaillé avec un coach de voix, on a écouté plein d’audios de personnes venant de ce coin de l’Amérique. J’ai essayé de me rapprocher le plus possible de celui de Kathy qu’on avait à disposition.

Vous êtes connue pour votre capacité à prendre toutes sortes d’accents différents, notamment dans la série Killing Eve. D’où vous vient ce don ? Combien de langues parlez-vous ?

Aucune à part l’anglais ! D’ailleurs, s’il y a bien une chose que j’aimerais pouvoir dire à mon « moi jeune », ce serait d’écouter à l’école. À l’époque, je trouvais ça ennuyeux, pas du tout cool. Alors qu’aujourd’hui ça me servirait tellement… Concernant les accents, j’ai une super coach, brillante, très précise. On bosse bien ensemble parce que dès qu’on est investies dans un projet, on y va à fond. Je commence souvent par épeler les mots phonétiquement pour que ça devienne de plus en plus facile. Mais ça m’est arrivé de me rendre compte, en arrivant sur le plateau, que j’avais tellement écouté d’audio pour les reproduire que je n’arrivais plus à vivre dans l’instant présent, à m’adapter en conditions réelles. C’est un équilibre difficile à trouver pour à la fois calquer le phrasé de quelqu’un et être capable de réagir à ce qui se passe en vrai, se libérer de la pression.

Le film porte sur un groupe de bikers masculins, mais est raconté par votre personnage, Kathy. Que pensez-vous de ce choix de point de vue ?

J’adore le fait qu’on suive son point de vue. Déjà, ça permet de donner une perspective différente de celle dont on a l’habitude. Et puis, c’est une hors-la-loi parce qu’elle est mariée à Benny, en plus de devoir s’intégrer à son monde, auquel elle ne s’identifie d’abord pas. Elle est donc d’une certaine manière toujours en périphérie, elle a un point de vue extérieur. Je pense que ça lui permet d’avoir une perspective plus honnête que les types de la bande. Je crois que c’était toute l’intention de Jeff. Quand il s’agit de raconter une histoire passée, la mémoire peut jouer des tours, on ne sait pas à qui se fier pour avoir la vérité. Je suis sûre qu’il y a beaucoup de biais, de partis pris dans le récit de Kathy, mais je vais vous dire une chose : je la crois davantage que n’importe quel gars du club. Elle avait l’air d’avoir un tel sens de qui elle était, et de ne pas chercher à jouer un rôle. Elle est qui elle est, elle voit ce qu’elle voit, point barre. Quand elle se met à parler à Danny [Lyon, qui l’a interviewée des années après avoir intégré et suivi la bande de motards pour faire son livre de photos. Il est incarné dans le film par Mike Faist, ndlr], on a le sentiment que personne ne lui avait jamais posé la question auparavant, qu’on lui demande pour la première fois ce qu’elle pense. Elle avait gardé tellement de choses… Là, elle était prête à tout lâcher.

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Quelle place tient la dimension féministe dans vos choix de rôles ?

En tant que femme, ce que je cherche, ce sont des rôles féminins nuancés, qui donne l’espace suffisant pour montrer ce que le personnage est vraiment. Que ce soit positif, négatif, ou les deux, l’important est que le personnage soit à multiples facettes, complexe. Je ne me demande pas, en lisant un scénario, si le rôle est suffisamment féministe pour moi, mais si elle a l’air d’être une véritable femme, si le personnage est profond et plausible ou si elle sert juste à mettre en valeur quelqu’un d’autre. Ce que j’ai aimé chez Kathy, c’est qu’elle suive sa propre voie. Quand elle rencontre la bande de mecs pour la première fois dans le bar, elle est d’abord intimidée, flippée, mais elle parvient à dépasser ce sentiment. Elle a une force intérieure que j’admire. Elle n’a pas gagné le gros lot, mais elle est quand même heureuse. Ce que j’aime le plus chez elle, c’est que c’était une femme ordinaire, qui n’a pas eu de reconnaissance ni de médaille, mais qui se sentait extraordinaire parce qu’elle a eu la force de rester sincère avec elle-même. C’est ce que j’essaye aussi de faire dans ma propre vie, être moi-même le plus possible, plutôt que de me faire plus petite, plus « convenable ».

Malgré sa force de caractère, Kathy est fascinée par Benny, par son charisme et par sa beauté. Elle sent bien qu’il est dangereux, mais elle est attirée, envers et contre tout. Comment l’expliquez­vous ?

C’est une question épineuse… Il y a beaucoup de choses concernant leur relation que je n’ai pas comprises. Quand on écoute l’audio, il y a des éléments qui affleurent. Émotionnellement, il avait l’air très absent. Parfois, il ne lui montrait pas beaucoup d’amour, mais le peu qu’il lui donnait, elle s’y accrochait de toutes ses forces. Elle se contentait de vraiment pas grand-chose, par moments. Je voulais qu’elle en ait tellement plus ! Elle était folle amoureuse de lui et voulait recevoir son amour, mais ce n’était pas en phase avec qui il était. Je crois qu’elle est tombée amoureuse d’une partie de lui au départ, de sa spontanéité, de ce nouveau monde excitant – elle était mère au foyer avec trois enfants, elle n’avait sans doute pas d’argent –, qu’elle a ensuite rejetée. Bien sûr, on sait que ça ne marche pas comme ça, qu’on ne fait pas ce qu’on veut en amour. On ne peut pas contrôler les choses, même si je peux comprendre ce qu’elle a ressenti. Parfois, quand on regarde ses propres histoires d’amour passées ou simplement des moments de sa vie dans le rétro, ça ne fait plus aucun sens. Jusqu’à pouvoir prendre encore plus de recul.

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Qu’avez-vous préféré tourner ?

La scène dans la laverie avec Danny, quand Kathy lui dit qu’elle et Benny se sont mariés cinq semaines après leur rencontre. J’ai passé tellement de temps dans sa tête sur cette partie de l’audio et sur ce moment de sa vie. J’aime aussi la scène où Kathy confronte Benny dans la chambre de motel et qu’elle lui dit qu’elle voudrait qu’il quitte le club. Le pas qu’elle franchit entre le début et la fin de la scène est assez gigantesque. C’était le dernier jour de tournage d’Austin Butler et moi. Ça m’a donné l’impression que c’était un grand moment pour moi et pour Kathy, de parvenir à le confronter. C’est quelque chose dont je suis fière pour elle. Ça nécessitait du travail, de la réflexion.

Vous savez conduire une moto ?

Non ! Je suis persuadée que j’aurais un accident si c’était le cas. Je laisse ça aux personnes cool. C’était agréable d’être à l’arrière pour le tournage, de sentir le vent dans mes cheveux et tout. Et les gars se sont beaucoup amusés à conduire les motos sur le plateau. Et je trouve qu’il y a de beaux engins, surtout les vieilles grosses bécanes, on dirait presque des animaux. C’est un peu magique.

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Qu’avez-vous appris grâce à cette expérience sur ce film ?

C’était un tournage très masculin. J’ai eu une épiphanie à un moment, je me suis rendu compte que cet aspect m’intimidait pas mal et que je m’étais inconsciemment rétrécie pour ne pas prendre de place sur le plateau. J’ai compris que ce n’était pas normal, que je devais m’honorer et ne pas hésiter à prendre l’espace qui me revenait. Je venais de faire un seule-en-scène et je me suis retrouvée à me recroqueviller pour un film. Le projet et l’expérience ont été incroyables, c’est plutôt une prise de conscience personnelle de ma part. Je vais continuer à travailler sur cet aspect.

Pensez-vous que le cinéma peut changer la société ?

Oui ! Je le pense sincèrement. J’ai eu la chance de participer à des projets qui m’ont permis de constater l’effet que cela pouvait produire sur des gens lorsqu’ils se sentent représentés à l’écran. Ce sont de petites victoires. Quand j’ai joué Prima facie, j’ai reçu beaucoup de lettres de personnes me disant que la pièce leur avait permis de prendre conscience de ce qu’elles avaient vécu, parfois des choses qui remontent à quinze ans. Des gens qui me disaient : « J’ai été capable d’en parler à mes parents, à mon ou ma partenaire. » Quand je vois la société, le gouvernement et la loi, je me dis que tout ça doit changer en profondeur. Mais ces petites victoires qui sont monumentales dans la vie des gens font une telle différence… Je trouve que ce pouvoir de l’art est sous-estimé. Ne nous méprenons pas : il y a des projets faits seulement pour la distraction, pour déconnecter et échapper au quotidien. Mais il y a aussi encore des choses à la télé, au cinéma et au théâtre, qui sont profondes et nous tendent un miroir.

The Bikeriders de Jeff Nichols, Universal Pictures (1 h 56), sortie le 19 juin

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