Elli Medeiros : « Ce que filmait Rohmer, c’était notre monde »

[INTERVIEW] Sorti fin août 1984, « Les Nuits de la pleine lune » fête ses 40 ans. Le film d’Éric Rohmer, qui narre les allers-retours sentimentaux et existentiels d’une jeune femme (jouée par Pascale Ogier) entre Paris et la Seine-et-Marne, est aujourd’hui devenu culte, tout comme la vibrante bande originale signée Elli et Jacno. Moitié de ce mémorable duo musical, la chanteuse et actrice Elli Medeiros, toujours aussi solaire et créative, nous détaille les coulisses de ces magnifiques « Nuits de la pleine lune » et nous raconte son propre rapport à l’art et au cinéma.


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Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a amenée avec Jacno à signer la musique des Nuits de la pleine lune ?
On était avec Denis [Quillard, alias le musicien Jacno, ndlr]en train de travailler sur un album qui devait être notre dernier en tant que Elli et Jacno. Et on s’arrachait un peu les cheveux. C’était la première fois que dans un album d’Elli et Jacno il y avait aussi des compos de moi et les morceaux nous semblaient vraiment disparates. On avait l’impression que ça partait dans tous les sens et on n’arrivait pas à trouver le fil conducteur qui ferait l’unité des morceaux qu’on avait et qu’on aimait. Et puis Denis était très ami avec Pascale Ogier, qui travaillait sur le projet des Nuits de la pleine lune et en était la directrice artistique finalement. Elle a énormément apporté d’elle, c’était sa génération dont parlait le film et elle servait d’«interprète» auprès d’Éric Rohmer. Et c’est elle qui a fait le lien et qui a proposé que nous fassions la musique. Au départ, Rohmer voulait avoir des groupes différents car il souhaitait des ambiances musicales différentes. Mais du coup, notre problème était la réponse à son envie et le film nous donnait le lien qui nous manquait.

Pascale Ogier, l’éclipse

En voyant le film, on ressent en effet une magnifique alchimie entre la vivacité de votre musique et l’émotion du récit…

J’avais déjà écrit le texte de la chanson Les Tarots car ça m’amusait d’écrire là-dessus et d’utiliser la symbolique des cartes du tarot, même si je ne m’y connaissais pas plus que ça. Et j’ai ensuite appris que Rohmer était apparemment lui vraiment un spécialiste du tarot ! Donc il y avait des choses qui l’ont touché dans ce qu’on lui apportait. Il y avait aussi un morceau dont je n’avais pas encore écrit le texte mais dont j’aimais beaucoup la musique et la mélodie composées par Denis. Et Rohmer nous avait donné le scénario du film mais je ne l’avais pas regardé… Et un jour je le prends et je vois que ça s’appelle Les Nuits de la pleine lune. Et pour moi, la pleine lune c’était quelque chose d’important qui me faisait – et qui me fait toujours – beaucoup d’effet. C’était toute une histoire entre Denis et moi : il savait que quand c’était la pleine lune il fallait qu’il fasse attention à moi, qu’il pouvait arriver des choses… Quand j’ai vu ce titre, ça a déclenché comme une évidence et c’est de là qu’est venu le texte de ce morceau.

Plein de choses se sont tricotées comme ça, c’était vraiment magique. Et alors qu’on avait failli renoncer à ce dernier album car il ne nous semblait pas cohérent, grâce à Rohmer, grâce au film et grâce à Pascale, tout a pris son sens et on a pu finir sur cet album qui est devenu emblématique.

Le film et l’album sont de fait devenus cultes, de même que la première séquence de fête où l’on vous voit danser au premier plan de l’image, au milieu des personnages joués par Pascale Ogier, Fabrice Luchini, Christian Vadim et Tchéky Karyo, pendant que résonne votre chanson Les Tarots

Chaque scène de fête dans le film était une vraie fête que Rohmer filmait. La production organisait une fête dans le lieu où ça devait se passer et invitait plein de gens. L’équipe en profitait pour tourner mais la fête existait aussi en tant que telle. On m’avait donc invitée ce soir- là et à un moment je suis allée vers Rohmer et on a dansé ensemble. On m’avait dit à l’époque : « Mais Éric ne danse jamais ! » J’ai été touchée… On me voit à l’image finalement presque par hasard et c’est un clin d’œil. Je n’ai pas revu le film… Je pense que je finirai par le revoir mais le fait de ne pas le revoir fait que j’ai tous ces souvenirs intacts. J’ai peut-être peur de le voir et qu’il devienne quelque chose d’extérieur à moi. Peur de perdre le lien intime que j’ai avec le film.

Vous n’avez donc jamais revu le film depuis sa sortie en 1984 ?

Je suppose que j’ai dû le voir à l’époque mais je n’en suis même pas sûre. Je connais des moments par cœur, à cause des petits clips qui remontent et circulent souvent sur les réseaux sociaux. Là, j’ai d’un coup un souvenir de l’appartement du personnage de Pascale Ogier. Il y a une affiche de Mondrian au mur et il se trouve que j’avais cette même affiche chez moi. Plein de choses de l’époque sont ensuite devenues très courantes et « à la mode » mais au début des années 1980 c’était juste des éléments que nous on aimait et qui n’étaient pas grand public. Dans l’esthétique, les vêtements, le mobilier, le design… Quand on voit ces choses maintenant, cela paraît banal justement car des gens de notre génération les ont ensuite rééditées. Mais pour nous, comme la direction artistique du film était une inspiration qui venait de Pascale Ogier, ce que filmait Rohmer c’était notre monde. Le monde dans lequel on vivait cette année-là.

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Pascale Ogier dans Les Nuits de la pleine lune

Avez-vous des films de chevet ou des films qui vous ont marquée récemment ?

Il y a tellement de films que j’aime, pour des raisons différentes. Le dernier que j’ai vu et qui m’a vraiment touchée, c’est Perfect Days. On a l’impression que Wim Wenders a toujours été dans notre vie et j’ai regardé le film sans attente particulière. Et ça m’a complètement attrapée, on rentre dans ce rythme-là, cette vie-là et on s’attache à ce personnage. Je pense que tout le monde tombe amoureux de ce comédien [Kōji Yakusho, ndlr] ; en tout cas un lien émotionnel fort se crée avec lui. En lisant ensuite des interviews autour du film, ça m’a ramenée vers Ozu, un cinéaste qui avait une place énorme dans ma cinéphilie adolescente.

Dernièrement, j’ai revu plusieurs films d’Ozu, mais au bout d’un moment il a fallu que j’arrête. C’est émotionnellement trop douloureux. Voyage à Tokyo, par exemple, il y a un moment où on se dit que c’est trop dur. C’est comme un autre film que j’adore depuis l’adolescence, Casque d’or [film de Jacques Becker avec Simone Signoret, ndlr]. Depuis des années je le revois mais sans aller jusqu’au bout. Car la fin me brise le cœur. Pourtant, mon tempérament uruguayen nourri de paroles de tango me porterait vers le déchirement… Mais il y a un moment où on n’arrive plus à encaisser.

 Parmi mes films préférés il y a aussi Blade Runner et Ghost Dog : la Voie du Samouraï, que j’ai adorés à la première vision et que j’ai très souvent revus. J’ai toujours beaucoup lu de science-fiction et d’anticipation. L’anticipation offre un commentaire du présent, avec ses possibles développements. Et dans Blade Runner il y a ces questionnements sur l’identité, sur ce qu’on est, sur ce qu’on croit être. Cette analyse de l’illusion et de ce que chacun perçoit comme sa propre réalité, c’est une vraie source de réflexion. Le film de Ridley Scott est très beau et émouvant.

Ghost Dog m’avait lui attirée à cause de mon intérêt pour les arts martiaux et pour la philosophie qui va avec. Jim Jarmusch expose de manière séduisante le lien entre la culture traditionnelle et la culture urbaine, entre les samouraïs historiques et celles et ceux qui y trouvent source d’inspiration pour des luttes contemporaines.

Au-delà des Nuits de la pleine lune, vous avez joué dans divers films, comme Vénus Beauté (Institut) de Tonie Marshall ou Leonera de Pablo Trapero. Et vous serez en septembre à l’affiche de Vivre, mourir, renaître de Gaël Morel…

J’ai toujours été un peu dans le cinéma. Souvent par des gens qui me connaissaient par la musique. Je jouais ainsi dans les deux premiers courts métrages d’Olivier Assayas et le texte de la Cinémathèque pour sa rétrospective [qui s’est tenue fin juin 2024, ndlr] commence par une phrase qui me mentionne. J’ai été extrêmement surprise et émue en voyant ça. J’ai souvent été dans les premiers courts métrages ou premiers films de cinéastes qui après en ont fait beaucoup. J’ai donc une filmographie qui a commencé à l’époque des Stinky Toys [groupe de punk rock qu’Elli a formé en 1976 avec Jacno et d’autres amis, ndlr] et qui dure jusqu’à maintenant mais c’est comme quelque chose en filigrane, au gré des rencontres. Je crois qu’il faut être un peu particulier pour avoir envie de me faire tourner dans son film. Mais ça arrive de temps en temps !

Illustration : Sun Bai pour TROISCOULEURS