Les vallons de la Provence, le frémissement des oliviers. Convoquer l’imaginaire de Marcel Pagnol, c’est faire appel à une synesthésie des sens. Si le monde de Marcel Pagnol est si désirable, c’est avant tout parce qu’on y entre par une parole tempétueuse. Presque tous ses films s’ouvrent à l’heure de l’apéro, sur une petite place de village – La Femme du boulanger, Manon des sources –, autour d’une tablée conviviale – Angèle –, où des personnages truculents discutent de leur vie en communauté. Le pittoresque de ces incipit renferme une obsession politique chère à Marcel Pagnol, né en 1895 à Aubagne, près de Marseille, fils d’un instituteur et fervent laïc : comment faire société autour de valeurs démocratiques, pour atteindre une harmonie collective ? La réponse se trouve en partie dans le déploiement de la parole. Chez Pagnol, la musicalité de la langue enflamme les cœurs autant qu’elle résout les litiges.
LA PROVENCE RETROUVÉE
À 35 ans, Marcel Pagnol s’est déjà attiré les faveurs du monde du théâtre. Après une carrière prometteuse dans l’enseignement, il rejoint Paris, où il aligne les vers en compagnie de ses amis dramaturges Paul Nivoix et Joseph Kessel. En 1928, il présente la pièce Topaze, satire de l’arrivisme, qui triomphe au Théâtre des Variétés. Les deux premiers volets de sa trilogie marseillaise, Marius et Fanny (publiés en 1929 et 1931, complétés en 1936 par César, directement écrit pour le cinéma), dépassent les mille représentations. Les liens du sang, la fidélité amoureuse traversent avec force les textes de ses pièces qui s’enracinent dans une mythologie régionale – le Vieux-Port de Marseille en toile de fond, l’ivresse mélancolique des pêcheurs – pour mieux toucher des cordes universelles : la jalousie, le manque.
Pagnol aurait pu se contenter de ce succès précoce sur les planches. Mais, en 1930, une découverte l’ébranle. À Londres, il voit le premier film entièrement sonore, Broadway Melody de Harry Beaumont. Cet écrivain de l’oreille, à la prose musicale, perçoit immédiatement les potentialités d’un cinéma doué de parole. Dans une tribune du Journal du 17 mai 1930, il écrit : « Voilà un domaine nouveau : celui de la tragédie ou de la comédie purement psychologique, qui pourra s’exprimer, sans cris et sans gestes, avec une admirable simplicité. »
En 1931, le directeur de la Paramount Pictures en France, Robert T. Kane, souhaite produire une adaptation parlante de Marius. Pagnol refuse de lui céder les droits et négocie un pourcentage sur les futures recettes du film. Alexander Korda est chargé de la mise en scène, mais Pagnol supervise la production, adapte lui-même son texte pour l’écran et exige que tous les comédiens de sa troupe théâtrale (dont Raimu, Pierre Fresnay et Orane Demazis) en soient les vedettes. Avec Korda, il apprend la prise de son direct, le mixage sonore, le maniement de la caméra. Le mistral de la Méditerranée et le grésillement des cigales participent à l’énorme succès en salles de ce film aux allures de tragédie solaire.
Avec les sommes perçues grâce à cette adaptation, Marcel Pagnol fonde en 1932 sa société de production, Les films Marcel Pagnol, et installe ses studios à Boulogne-Billancourt et au cœur du quartier du Prado, à Marseille. Studios insonorisés, ateliers de décor, salles de montage, laboratoires, agences de distribution, salles d’exploitation : Pagnol construit un laboratoire à ciel ouvert, dans d’immenses halles industrielles. Il veut être maître de sa chaîne de création. En 1934, il achète, au creux des collines de La Treille, vingt-quatre hectares destinés à bâtir un « Hollywood provençal ». Une décennie stupéfiante s’ouvre pour lui. Sa rencontre avec Jean Giono, autre observateur subtil de la paysannerie, le conduit à adapter plusieurs de ses œuvres, cette fois en tant que réalisateur, dont Angèle, Regain et La Femme du boulanger. À cette époque, Pagnol s’attire les foudres des défenseurs du cinéma muet, qui le qualifient de « Monsieur Jourdain » du cinéma (d’après le héros de la pièce de Molière, Le Bourgeois gentilhomme) en raison de sa volubilité. Provocateur, il répond à ses détracteurs en créant Les Cahiers du film, journal dans lequel il affirme que le cinéma muet est « infirme ».
AGORA POPULAIRE
Marcel Pagnol est à l’avant-garde de bien des inventions. En 1948, il est le premier à expérimenter le Rouxcolor, procédé de colorisation de la pellicule, dans sa comédie musicale dédiée à Franz Schubert, La Belle Meunière. Censée concurrencer le Technicolor américain, la technique, coûteuse, ne se pérennisera pas. La légende raconte aussi que Pagnol préférait écouter les scènes dans son camion-son, plutôt que d’assister aux prises de vue en plateau. « Quand le son est bon, la scène a été bien jouée », disait-il. Mais la modernité de Pagnol n’est pas qu’un geste formel. L’aventure des tournages en extérieur, à une époque où les décors artificiels en studio étaient encore majoritaires, donne à son œuvre des airs de réconciliations sociales.
Le cinéma de Pagnol obéit à une trajectoire morale limpide : des personnages animés d’instincts bas (Topaze), des mères-filles ostracisées (Angèle), ou encore des femmes considérées comme des sorcières (Manon des sources) se voient finalement réhabilités. Les litiges politiques se résolvent dans l’agora informelle du village, loin des institutions. « J’essaie de faire rire des gens qui ont bien des raisons de pleurer », expliquait Pagnol. Traversé par une croyance en la force du sentiment pur, son univers récompense des héros capables de transcender leur individualisme.
Cette façon de congédier la caméra dehors pour enregistrer la force tellurique du peuple a dessiné les prémices du cinéma d’après-guerre. « Le père du Néoréalisme au cinéma, ce n’est pas moi, c’est toi. Si je n’avais pas vu La Fille du puisatier, je n’aurais jamais tourné Rome ville ouverte », dira Roberto Rossellini à Pagnol. Tandis qu’André Bazin, soutenu par Jean-Luc Godard et Jean Renoir, fera de Pagnol un génie du verbe réaliste dans son essai Qu’est-ce que le cinéma ? « Le seul qui ait osé depuis 1930 une démesure verbale comparable à celle des Griffith ou des Stroheim au temps de l’image muette. »
Rétrospective Marcel Pagnol, jusqu’au 21 juillet, à la Cinémathèque française • « Marcel Pagnol 50 ans », rétrospective en 10 films, Carlotta Films, sortie le 24 juillet
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