Nejma Brahim : « Les travailleurs ne sont pas protégés ni indemnisés en cas d’accident ou de maladie. »

[LA CONSULTATION] Souleymane, livreur à vélo précaire, prépare son entretien pour obtenir des papiers. Mk2 Institut a montré « L’Histoire de Souleymane » à la journaliste Nejma Brahim, autrice de 2 € de l’heure. La face cachée de l’« intégration » à la française (Seuil, 2024).


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Que vient illustrer le film de Boris Lojkine de la condition des livreurs à vélo, pour la plupart sans papiers ?

Souleymane passe son temps à courir, comme la plupart des livreurs sans papiers. On le voit foncer au milieu des voitures dans la capitale, se faire renverser par l’une d’elle et se relever immédiatement pour poursuivre ses livraisons. Chaque minute compte parce qu’elle est susceptible de lui rapporter quelques euros – argent dont il a besoin pour payer ceux qui lui rendent service et subvenir aux besoins de ses proches, restés au pays. Le seul moment, très touchant, où il prend enfin son temps, c’est lorsqu’il livre un repas à un monsieur âgé. Il découvre alors un semblant d’humanité dans une ville stressante où le mépris de classe le renvoie sans cesse à sa condition d’étranger illégitime en France.

« L’Histoire de Souleymane » de Boris Lojkine, à corps perdu

Quelle analyse portez-vous sur la stratégie des plateformes de livraison ?

C’est un système très hypocrite. En France, la plupart des livreurs sont en situation irrégulière et doivent utiliser le compte d’une personne tierce, contre rémunération bien sûr, pour pouvoir travailler via des plateformes de livraison comme Uber Eats ou Deliveroo. Évidemment, ils sont perdants sur le plan financier, et le réel détenteur du compte touche le plus gros. Lorsque ces problématiques ont été mises en lumière il y a quelques années, Uber Eats a fait semblant de durcir le ton et a fermé plusieurs milliers de comptes. Certaines personnes ont perdu leur emploi du jour au lendemain, comme Roland, dont je raconte l’histoire dans mon livre, qui a dû se rabattre sur le secteur du BTP où il a perdu la vie après une chute mortelle. Comme le souligne Souleymane lui-même, ils sont des « esclaves » parmi nous, et participent à notre confort quotidien au détriment de leur propre santé. D’ailleurs, les travailleurs ne sont pas protégés ni indemnisés en cas d’accident ou de maladie.

Souleymane en vient à se demander pourquoi il est venu en France et même à regretter ce choix…

C’est quelque chose qui revient très régulièrement dans la bouche des personnes exilées en France. Certaines associations dénoncent une politique visant à dissuader ces personnes de rester sur le territoire et à déconseiller aux suivants de venir en France, pour répondre à la théorie infondée de l’« appel d’air » – selon laquelle des politiques trop accueillantes encourageraient d’autres personnes à venir. Pour les exilés qui parviennent à rejoindre la France après un parcours migratoire bien souvent terrible, c’est une deuxième violence, qui s’ajoute à celle de l’exil. Le « pays des droits de l’homme » les traite comme des moins que rien et participe à leur déshumanisation. Certains en perdent la raison. D’autres développent une rancœur, mais finissent par se résigner, faute de choix. Rentrer au pays n’est pas une option, car l’humiliation d’un retour forcé, sous les yeux de la famille et des voisins, est impensable.

 

Le film montre aussi les obstacles que les demandeurs d’asile peuvent rencontrer en plaidant leur cause auprès de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés apatrides)…

On dit souvent de l’asile qu’il s’agit d’une loterie. Pour une même histoire, un même récit et un même profil, une personne pourra obtenir le statut de réfugié tandis que l’autre verra sa demande rejetée. L’entretien avec l’OFPRA est déterminant. Les demandeurs d’asile doivent préparer leur récit et fournir un maximum de détails afin que celui-ci soit le plus étayé possible. Mais beau sont déstabilisés par la douleur de leur parcours, par les questions posées par un inconnu qui plonge dans leur intimité, et par l’enjeu. Le droit d’asile répond à des critères bien précis. La Convention de Genève relative aux réfugiés permet d’octroyer une protection en raison de la race, de la nationalité, de la religion, des opinions politiques ou de l’orientation sexuelle. Tous ne relèvent donc pas de cette protection, mais ils peuvent en revanche prétendre à un droit au séjour, en vertu du droit des étrangers en France.

L’Histoire de Souleymane, sortie le 9 octobre de Boris Lojkine, Pyramide (1 h 33)