Sa Marielle Le Quesnoy dans La vie est un long fleuve tranquille (1988) d’Étienne Chatiliez, avec sa bigoterie un peu illuminée, a fait s’esclaffer autant qu’elle a crispé des générations entières. François Ozon convoque Hélène Vincent, 80 ans, dans un rôle qui trouble l’image de « mamie-gâteau » que son personnage, Michelle, donne de prime abord. Les liens familiaux conflictuels, l’histoire qu’on lègue ou qu’on refuse, c’est tout ce que sonde Quand vient l’automne, et qu’on a eu envie d’interroger avec l’actrice à travers cette interview transmission.
Elle qui jouait déjà une mère libre et déterminée, choisissant l’heure de sa mort, face à son fils campé par Vincent Lindon, dans Quelques Heures de printemps (2012), a surtout incarné des seconds rôles au cinéma – chez André Téchiné, Albert Dupontel, Coline Serreau ou déjà chez François Ozon dans Grâce à Dieu. Trouvant sa voie dans la troupe universitaire du lycée Louis-le-Grand menée par Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent (avec lequel elle a été mariée), c’est au théâtre – en tant que comédienne et metteuse en scène – que l’actrice a passé le plus clair de sa carrière, mettant en lumière des héroïnes indociles. Par téléphone de la campagne de Bourgogne, où elle vit comme son personnage dans le film d’Ozon, elle revient sur les fondements de sa vocation.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le rôle de Michelle ?
Qu’elle soit une personne vivante, vraiment. Malgré l’âge, elle reste désirante, combative.
Il y a cette ambiguïté : Michelle a-t-elle empoisonné sa fille volontairement ou involontairement ? Il existe toute une tradition de grand-mères inquiétantes dans la fiction, du Petit Chaperon rouge à Tatie Danielle. Comment avez-vous joué avec ça ?
Il y a eu une évidence pour moi à me glisser dans la peau de ce personnage-là. Dans les contes, il y a des belles-mères terribles, des grand-mères aux airs de sorcières, mais, moi, j’ai pris le parti de Michelle absolument. Je l’ai comprise, je l’ai accueillie spontanément. Avec sa doudoune rose, elle est dans une vie bien organisée de retraitée. Tout à coup, il y a quelque chose qui perturbe cette vie apaisée – quand sa fille [incarnée par Ludivine Sagnier, ndlr] refuse de lui confier son fils. La relation était déjà conflictuelle, mais, là, c’est comme une bombe à fragmentation, c’est comme une mise à mort de ne plus pouvoir garder son petit-fils. Pour moi, c’était un espace d’investissement profond, intime, personnel. On ne vit pas, comme c’est mon cas, pendant quatre-vingts ans sans que la vie vous ait bousculée.
Sans trop dévoiler le passé de votre personnage, sa sexualité joue un grand rôle dans le film. François Ozon se départ de l’imaginaire des personnes âgées souvent dépeintes comme asexuées, ayant remisé cet aspect de leur vie…
Si l’on a pris la vie avec élan et appétit, eh bien il n’y a pas de raison que ça s’arrête. La sexualité des personnes âgées est un tabou. Mais la sexualité de manière générale demeure à bien des égards un tabou. Censément, la parole est libérée, mais jusqu’où ? Est-ce que les mères aujourd’hui ont plus de facilité à parler de la sexualité avec leurs enfants ? Je ne crois pas que ce soit si facile que ça. Les relations entre les parents et les enfants sont pleines de non-dits, de secrets, d’allusions… Si l’on pense à certains récits de ce qui se passe dans les EHPAD, et comment les enfants et l’institution viennent mettre un terme à toute relation entre les pensionnaires – parce que ce ne serait pas bien –, il y a de quoi raconter ! Des histoires belles et des histoires tragiques.
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Quelles œuvres ont forgé vos convictions, vos engagements ?
Le premier choc, c’est Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir [essai paru en 1949, et devenu depuis un pilier de la pensée féministe, ndlr]. C’est le premier texte qui m’a donné des armes, un instinct de survie. Je ne savais qu’une chose : je ne voulais pas vivre comme ma mère et mes tantes. C’était comme un élan de vitalité. Je ne savais pas pourquoi je n’étais pas d’accord, mais je n’étais pas d’accord. J’étais l’aînée d’une famille où il y avait quatre garçons. J’avais très vite remarqué que les garçons avaient plus de liberté, qu’il n’y avait pas de limite à leurs désirs. Sur les filles, il y avait une imposition de comportement, de destin. La rencontre avec Beauvoir, ça m’a ouvert un espace de respiration. Il y a aussi Une chambre à soi [publié en 1929, ndlr] de Virginia Woolf. Vous savez, j’ai été une jeune femme dans les années bien vibrantes de la révolte des femmes. J’ai bénéficié d’une période historique durant laquelle des verrous sautaient. J’ai rencontré des jeunes hommes qui étaient eux aussi en rébellion, en colère. Je m’y suis associée un certain temps jusqu’à ce que je découvre que, ma foi, aussi révolutionnaires étaient-ils, il y avait quand même du travail à faire pour qu’il nous paraisse à tous évident que les femmes, c’est pareil que les hommes.
Votre famille a-t-elle été un biais vers l’art ?
Non ! La seule chose dans ma famille qui a pu me donner l’idée que peut-être l’art serait ma vie, c’est que j’avais un grand-père qui faisait du théâtre amateur. Bon voilà, mais, quand j’ai commencé à dire que je voulais être comédienne, je n’avais pas vu de spectacles, j’étais allée fort peu au cinéma, parce que mes parents n’avaient pas les moyens [parisienne de naissance, elle a vécu son enfance à Auxerre, où ses parents tenaient un hôtel, ndlr]. Je savais simplement que j’avais ressenti à quel point leurs yeux brillaient quand ils parlaient de tel ou tel acteur ou actrice de cinéma. Mais non. D’ailleurs, ça a été un combat pour imposer à mes parents mon choix, un combat virulent, violent.
Quels étaient vos héros, vos héroïnes de jeunesse ?
Je cherche, parce que les acteurs ou les actrices qui m’ont fait rêver, c’est venu quand j’avais passé l’adolescence. J’avais tellement peu de références de cinéma, de théâtre, de littérature, dans mon environnement familial, donc c’est comme si c’était né hors-sol. En revanche, des années après, passé 20 ans, 25 ans, j’ai commencé à être impressionnée par des actrices plus que des acteurs, des chanteuses plus que des chanteurs… Tant de temps a passé. Tout à coup, je suis sans voix. Je dirais qu’aujourd’hui la comédienne qui continue à me transporter, c’est Meryl Streep dont j’admire absolument le chemin. C’est une actrice qui me fait rêver, qui me met les larmes aux yeux d’admiration.
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Vous avez commencé le théâtre avec la troupe universitaire du lycée Louis-le-Grand, à Paris, menée par Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent. Qu’est-ce que ça a représenté dans votre parcours ?
Écoutez, c’est… Pardonnez-moi, parce qu’il y a beaucoup d’émotion dès qu’on évoque cette période. C’est la grande chance de ma vie. C’est là que j’ai commencé à ouvrir les yeux sur le monde à travers ce que les gens racontaient, les musiques qu’ils me faisaient entendre, les livres qu’ils m’ouvraient. C’est ma deuxième naissance. C’est avec eux, grâce à eux, que j’ai transformé ce qu’était l’instinct, mon délire un peu aveugle, en profond engagement, en choix de vie. Être comédienne, c’est un choix de vie.
Vous vous souvenez de vos premiers spectacles ?
Oui, bien sûr. Un des premiers dans lesquels j’ai joué, c’était une pièce espagnole, Fuenteovejuna de Lope de Vega [En 1965, alors qu’elle a été refusée au Conservatoire, elle remporte le Grand Prix d’interprétation féminine au festival d’Erlangen pour cette mise en scène de Patrice Chéreau, ndlr]. Je jouais une paysanne qui entraînait toute une communauté de villageoises à lutter contre les seigneurs. Au théâtre, j’ai appris, éprouvé ce qu’il y a de meilleur dans ce chemin de vie. Après, le cinéma est arrivé, mais c’était plus complexe, il a fallu que je m’adapte.
Comment êtes-vous arrivée au cinéma ?
J’ai joué des rôles très modestes dans des films de René Allio [Pierre et Paul, 1969 ; Les Camisards, 1972, ndlr], de Bertrand Tavernier [Que la fête commence, 1975, ndlr]… À cette époque, il y avait plein de jeunes filles magnifiques qui démarraient dans ce métier, qui ont eu 20 ans en même temps que moi – sans parler de Catherine Deneuve –, et je savais bien que ce n’était pas là que ça se passerait pour moi. J’ai affirmé mon choix de faire du théâtre avec grand bonheur, et pas mal de peur aussi. Le cinéma est arrivé tout à coup, c’est la deuxième grande chance de ma vie. Romain Brémond, le directeur de casting de La vie est un long fleuve tranquille, m’a vue dans un spectacle au festival d’Avignon, et il s’est dit que peut-être cette comédienne pourrait convaincre Étienne Chatiliez pour camper Marielle Le Quesnoy. Il fallait du culot pour penser ça parce que je n’avais rien de ce personnage de bourgeoise tellement propre sur elle.
Vous avez appris de certains personnages ?
Mais, moi, j’ai tout appris en jouant. Je n’ai pas fait d’études, c’est à travers les textes, les auteurs que j’ai joués que j’ai grandi, que je me suis battue pour vivre comme je pressentais qu’une femme devait vivre. Au théâtre, j’ai joué beaucoup de personnages révoltés, et ça, ça me ressemble. Ça m’a appris à regarder autour de moi, à m’étonner, à questionner ce qu’on m’avait annoncé comme étant la norme. Un personnage que j’ai joué qui m’a beaucoup fait réfléchir, c’était dans une pièce de Rainer Werner Fassbinder, Liberté à Brème [en 1983, dans une mise en scène de Jean-Louis Hourdin, elle jouait le rôle de Geesche, héroïne qui empoisonne les hommes à l’arsenic, ndlr]. C’est une femme qui veut simplement vivre comme elle veut, exprimer son désir, et on lui rabat son caquet. Tous les hommes autour d’elle lui disent : « Non, tais-toi, t’es qu’une femme. » Eh ben, puisque c’est comme ça, elle tue les hommes qui l’empêchent d’avancer.
Vous avez une grande carrière au théâtre comme metteuse en scène – la première pièce que vous avez montée, avec Agnès Laurent, c’est Franziska de Frank Wedekind, en 1977. Que représentait ce texte pour vous ?
C’était un moment de ma vie où il y avait de la désespérance dans l’air quant à l’avenir de ma carrière. Les rôles se faisaient plus rares, je n’allais pas attendre qu’on m’appelle, donc je me suis dit : « Je vais raconter des histoires. » J’ai toujours raconté des histoires, depuis que je suis petite. Je pense que c’est pour beaucoup dans mon désir de devenir comédienne. Je suis tombée sur cette pièce qui commence par une scène entre mère et fille. La jeune fille, Franziska, dit qu’elle voudrait être libre. Sa mère lui répond : « Libre, libre, mais quand même pas comme un homme ? » Et Franziska lui dit : « Ben, si, pourquoi pas ? » Je me suis dit, cette histoire-là, je veux la raconter.
Quand vient l’automne de François Ozon, Diaphana (1 h 42), sortie le 2 octobre